Annette : à ma fille

Depuis la fin des années 90, Leos Carax réalise un film tous les dix ans, Pola X en 1999, Holy Motors en 2012 et donc Annette en 2021. Une longue période quasiment kubrickienne de gestation qui, à base de frustration, crée forcément l’attente et la fascination pour les fans et les autres, par rapport à un processus de création hors normes. Retenu dès 2020 en Sélection Officielle, Annette représente donc un prototype inédit de comédie musicale subversive, destiné à renouveler de fond en comble la comédie musicale grâce aux excellentes chansons des Sparks, duo rock innovateur et expérimental depuis les années 70. Or, grâce aux mille et une prouesses de sa mise en scène inventive, vive et virtuose, Annette s’avère un sublimissime moment de cinéma, lançant à intervalles réguliers des fulgurances stylistiques en guise de feux d’artifice. Au début de sa carrière, beaucoup avaient parié sur Leos Carax et son avenir de grand cinéaste. Il s’avère que cet avenir prédit de longue date, il le réalise enfin aujourd’hui, Annette étant de très loin son plus beau film depuis Mauvais Sang, une œuvre étincelante, brillant de mille feux, où poésie et électricité font bon ménage, où le cinéma muet croise les films de la Hammer, où lyrisme échevelé côtoie l’actualité #metoo, où surtout le côté autobiographique et ultra-personnel (d’un scénario pourtant non écrit au départ par Carax) crève les yeux, comme si Carax, à travers un film mobilisant des centaines et milliers de personnes, avait simplement voulu s’adresser à sa propre fille, dans une lettre intime ouverte au public.

Comédien de stand-up, Henry McHenry forme un couple glamourissime avec une cantatrice classique, Ann Desfranoux. Alors qu’une part sombre d’Henry va se révéler, leur fillette Annette va se faire connaître du monde entier grâce à un don miraculeux.

Grâce aux mille et une prouesses de sa mise en scène inventive, vive et virtuose, Annette s’avère un sublimissime moment de cinéma, lançant à intervalles réguliers des fulgurances stylistiques en guise de feux d’artifice.

L’obsession musicale a souvent parcouru l’oeuvre de Leos Carax. On se souvient des chansons de David Bowie qui parsemaient ses premiers films, Boy meets girl et Mauvais Sang, dont l’inoubliable course effrénée de Denis Lavant sur Modern Love. Plus récemment, c’est dans Holy Motors que Carax organisait deux bouleversantes séquences musicales, la reprise de Revivre de Gérard Manset et le magnifique duo avec Kylie Minogue à l’intérieur de la Samaritaine, au sujet d’une enfant morte et d’un couple séparé. Cette fois-ci, dans Annette, l’enfant est bien vivante (quoiqu’un peu particulière) et le couple plus que brinquebalant. La comédie musicale écrite par les Sparks, groupe culte devenu célèbre dans les années soixante-dix, se révélait donc être l’occasion rêvée pour Leos Carax de concrétiser son projet de film entièrement musical, à la manière des Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy. Le début du film, fulgurant et expérimental, montrant un générique en forme de chanson, où les protagonistes du film quittent le studio d’enregistrement pour entonner « so may we start » en envahissant les rues, abolissant les frontières entre vie et cinéma, réel et représentation, donne le La du film, un La enchanteur et rock qui se poursuivra tout du long des trente morceaux qui constituent la bande-son d’anthologie d’Annette. Les Sparks ont réussi à composer une bande-originale hallucinante d’originalité, protéiforme à l’image du film, passant avec une déconcertante facilité du lyrique (The Forest) au rap (All the girls), en passant par les mélopées farmeriennes (la chanson de Baby Annette), le rock et les duos de comédies musicales.

Le grand public sera sans doute décontenancé devant les réelles audaces du film : un continuum narratif chanté sur le mode rock, une apparence extrêmement surprenante de la fillette, rôle-clé éponyme de l’œuvre, un refus total des conventions naturalistes, Carax s’évadant du côté d’un onirisme sophistiqué qui n’a guère d’équivalent, hormis peut-être chez un David Lynch.  Néanmoins, malgré les ratages inhérents aux risques, Carax continue d’essayer, de chercher, de trouver souvent. On retrouve certes les motifs fétiches de Carax : l’omniprésence de la couleur verte (le peignoir de Henry, les rideaux, la végétation de la piscine), les motos qui roulent dans la nuit (personne ne filme mieux que Carax une moto filant dans la nuit), l’amour condamné d’avance (Boy meets girl, Mauvais sang), mais Carax va beaucoup plus loin que la reproduction de ses fétiches. Annette est ainsi traversé de moments inédits de grâce, jamais vus sur un écran (le duo déjà anthologique Driver/Cotillard, We love each other so much ; l’aria d’Ann se déroulant dans une forêt, prolongement de la scène d’opéra ; la chanson délicieusement japonaise, Girl from the middle of nowhere interprétée par Cotillard ; la fabuleuse séquence de la tempête sur le yacht ; celle de l’île mélangeant la première chanson de Baby Annette et le spectre des films de Mizoguchi ou de la série des Ring ; le plan-séquence extraordinaire en travelling circulaire majestueux autour du chef d’orchestre ; le show de l’Hyperbowl en clin d’œil aux spectacles pharaoniques de Mylène Farmer ; le final bouleversant en duo entre le père et sa fille, demande d’un impossible pardon). Sur la forme, Annette réalise enfin ce fantasme de film TOTAL, derrière lequel Carax a couru pendant toute son œuvre, un film qui mixerait poésie déglinguée (cette fascination pour l’abîme dont parle régulièrement Henry McHenry) et prosaïsme merveilleusement décalé (les séquences d’accouchement, d’interrogatoire de la police, les témoignages de six femmes contre les violences d’Henry), réconciliant les contraires, le sacré et le trivial.  

Annette représente donc une projection gargantuesque où les morceaux de bravoure sont si nombreux qu’ils finissent presque par étouffer le film. Il faut ainsi a minima deux ou trois projections, voire quatre ou cinq, pour digérer convenablement ce festin cinématographique de roi. Adam Driver, très impressionnant, y poursuit ici son travail de déconstruction de la masculinité, commencé dans Girls et poursuivi dans Marriage Story, tandis que Marion Cotillard accentue son aspect d’héroïne du cinéma muet, mis à jour dans The Immigrant de James Gray. Leur histoire intemporelle, c’est à la fois A Star is born (deux carrières parallèles qui vont en sens inverse) et La Belle et la Bête (l’union de deux êtres, représentant d’un côté le masculin le plus simiesque et de l’autre, le féminin le plus éthéré) c’est-à-dire un amour désaccordé entre deux personnes appartenant à des mondes différents (sous un certain angle, Annette pourrait être une transposition de la relation déséquilibrée qui a pu exister entre Carax, cinéaste maudit et désargenté et Carla Bruni, top-model au sommet de sa carrière dans les années 90.) Dans Annette, Leos Carax fonctionne souvent par surimpressions et fondus-enchaînés, chaque image étant le palimpseste d’une autre, la recouvrant tout en la dévoilant, signifiant ainsi qu’une histoire, tout comme une apparence, en cache une autre. Car, bien caché sous le lyrisme d’une histoire d’amour mélodramatique, Annette est aussi et surtout le procès de la masculinité toxique, en particulier d’un certain type d’artiste qui, profitant des privilèges qui lui sont accordés, finit par se croire tout permis, au point de sacrifier et d’éradiquer sa famille (son épouse, sa fille), et ses amis proches (le chef d’orchestre, personnage peut-être le plus émouvant du film, amoureux sans espoir d’Ann, peut-être véritable père d’Annette et contre-exemple absolu de la masculinité toxique), au point de franchir l’ultime limite des crimes et délits. En dévitalisant progressivement sa femme et en exploitant son enfant, Henry McHenry n’a plus vraiment d’âme, ce qui rend nécessaire tout le charisme d’Adam Driver pour nous garder malgré tout attachés et sensibles à ce personnage. Les sujets s’empilent presque trop dans Annette, donnant facilement le vertige : la critique de la société du spectacle, l’exploitation de l’enfance, la masculinité mise en question, un amour désaccordé entre deux personnes appartenant à des mondes différents, l’espoir d’un pardon inatteignable.

Pourtant, lorsque la magie survient, elle existe bel et bien et ensorcelle le spectateur. L’aspect le plus troublant d’Annette réside certainement dans son allure de confession ouverte, où Adam Driver, double de plus en plus ressemblant au fil du film, à Leos Carax lui-même, expie finalement ses comportements violents, schizophréniques et narcissiques face à son enfant. De maintes manières, Carax confirme volontairement cet aspect-là en apparaissant avec sa fille Nastya, issue de son couple avec la regrettée Katerina Golubeva, lors du début du film, puis en dédiant cette oeuvre à sa fille lors du générique de fin. Dans la séquence finale en prison, à travers un duo chanté et bouleversant entre Henry McHenry et Annette, cette dernière se libère de son apparence première, en refusant de jouer désormais le rôle de pantin que chacun de ses parents lui a assigné ; Henry McHenry sait qu’il ne la reverra sans doute plus, et lui livre comme ultime conseil de ne « surtout pas regarder vers l’abîme ». Lui-même refusera d’être regardé par une dernière adresse à la caméra de sécurité : « stop watching me », signifiant que l’ère de la société du spectacle qui a accompagné sa chute, a assez duré. Henry McHenry représente ici la culpabilité inexpiable de Carax face au suicide de sa compagne, Katerina Golubeva, mais aussi celui qu’il n’est pas devenu suite à ce drame, celui qui a cédé à la fascination pour l’abîme, car Carax, contrairement à Henry McHenry, n’a pas sombré, offrant dans Annette un magnifique témoignage de sa vitalité en tant que cinéaste, de sa foi absolue envers le cinéma, capable de ressusciter les spectres, en obtenant une impossible rédemption à travers son art.

4.5

RÉALISATEUR : Leos Carax
NATIONALITÉ : française
AVEC : Adam Driver, Marion Cotillard, Simon Helberg, Delvyn McDowell 
GENRE : Comédie musicale, Drame, Romance 
DURÉE : 2h20
DISTRIBUTEUR : UGC Distribution 
SORTIE LE 6 juillet 2021