Jusqu’à La Ballade de Buster Scruggs remportant en 2018 le Prix du Scénario à la Mostra de Venise et diffusé directement sur Netflix, les frères Coen, entité quasiment siamoise et légendaire du cinéma, paraissaient inséparables, au même titre que les Lumière, les Taviani, les Dardenne, etc. Le cinéma, c’est souvent une histoire de frères. Pourtant, à l’orée des années 2020, une annonce déclencha la stupeur chez les cinéphiles : Joel et Ethan se séparaient de manière amiable pour commencer des carrières solo. Brouille durable? Lassitude de traîner sur les plateaux de tournage, avouée et confiée par Ethan au musicien Carter Burwell? Joel se lança en 2021 dans une adaptation dépouillée et stylisée de Macbeth de l’immense William Shakespeare tandis qu’Ethan reconstituant un tandem avec son épouse, la monteuse Tricia Cooke, sortit en 2022 Jerry Lee Lewis: Trouble in Mind un documentaire sur Jerry Lee Lewis. A ce petit jeu-là de la productivité, c’est Ethan qui se montre le plus fort, sortant dès cette année, son premier film de fiction solo, Drive-Away dolls, annoncé comme un road-movie lesbien et féministe, dans la mouvance des films de Russ Meyer, les grosses poitrines en moins, la dérision affûtée en plus.
Marian et Jamie décident de faire une pause, notamment parce que la seconde, la fêtarde, vient de rompre avec sa petite amie. Les deux amies partent alors pour un road trip entre Philadelphie et Tallahassee en Floride. Durant le trajet, elles vont croiser divers personnages dont des criminels pas très doués et un sénateur diabolique.
Un road-movie lesbien et féministe, dans la mouvance des films de Russ Meyer, les grosses poitrines en moins, la dérision affûtée en plus.
Avec Drive-Away dolls, Ethan Coen démontre que l’usine à idées loufoques des Coen, c’était bien évidemment lui, ce que démontraient déjà ses nombreuses pièces de théâtre et son recueil de nouvelles, J’ai tué Phil Shapiro. On retrouve ici quasiment intacts le sens de la réplique courte et cinglante, de la situation saugrenue, de la dérision sanglante qui font la marque du cinéma des Coen : un dildo accroché à un mur, des rêves psychédéliques avec Miley Cyrus (non créditée au générique), un crime au tire-bouchon, une mallette au contenu mystérieux comme dans En quatrième vitesse, etc., telles sont les surprises drolatiques réservées par le malicieux Ethan. Narrativement, le spectateur retrouvera un duo de tueurs pourchassant des quidams suite à un malentendu, écho de Fargo, l’un des films les plus célèbres des Coen, sinon le meilleur, ayant engendré une série anthologique très réussie, elle aussi. La grande surprise, c’est qu’Ethan ne se montre pas du tout manchot derrière la caméra, imposant un style vif et nerveux, d’habiles effets de transition au montage, des cadrages penchés ou subtilement décalés. Joel, réputé le réalisateur technicien du tandem, ne paraît pas manquer le moins du monde dans cet exercice.
Par rapport aux films des Coen, souvent très puritains, le film d’Ethan se démarque par une franchise de ton et une crudité sexuelle sans précédents dans leur cinéma. On peut y voir l’influence décomplexée de l’épouse d’Ethan qui a beaucoup participé au scénario, se définissant comme lesbienne et formant avec son mari un couple non conventionnel. Le projet a été écrit il y a quinze ans, ce qui implique un certain déphasage avec les moeurs actuelles. On y remarquera aussi un ciblage beaucoup plus net des Républicains et de leur idéologie hypocrite et bien-pensante, à travers le personnage du sénateur interprété par Matt Damon, à la recherche de son organe égaré. En revanche, si l’on peut regretter un aspect du travail de Joel, c’est probablement une dimension opératique et tragique qui permettait de faire décoller Miller’s Crossing, A Serious Man ou Fargo vers des hauteurs inusitées.
Car Drive- Away Dolls, certains se sont déjà empressés de le souligner, n’est pas un grand Coen. Oeuvre extrêmement divertissante, formidablement réalisée et excellement interprétée (le tandem extravertie-coincée formé par Margaret Qualley et Geraldine Viswanathan, révélation du film, fonctionne à merveille), il ne laisse pourtant pas de souvenirs impérissables. Mais c’est oublier un peu vite que la moitié de la filmographie des Coen est composée de films joliment divertissants, sympathiques et peu marquants (Intolérable cruauté, Ladykillers, Burn after reading, Ave Cesar, Buster Scruggs, etc.), l’autre moitié étant fournie en films exceptionnels. Drive-away Dolls est ainsi réjouissant et jubilatoire, sans être inoubliable mais il serait criminel de bouder notre plaisir. En tout cas, les Coen semblent avoir compris qu’à l’instar de leur personnage de Inside Llewyn Davis, en deuil de son frère, ils ne sont jamais meilleurs que réunis. Leur prochain film, qu’ils tourneront ensemble avant la fin de cette année, serait très gore et sanglant et reviendrait donc sur les traces de Sang pour sang, leur tout premier film. Un retour aux sources?
RÉALISATEUR : Ethan Coen NATIONALITÉ : américaine GENRE : comédie, thriller AVEC : Margaret Qualley, Geraldine Viswanathan, Beanie Feldstein, Joey Slotnick, C.J. Wilson, Colman Domingo, Pedro Pascal, Bill Camp, Matt Damon DURÉE : 1h24 DISTRIBUTEUR : Universal Pictures International France SORTIE LE 3 avril 2024