Voici venu le nouveau film de Bertrand Mandico, Conann, dont la sortie officielle est attendue pour fin novembre 2023, un troisième long métrage succédant aux Garçons sauvages et à After Blue [Paradis sale] respectivement sortis en 2018 et 2021, à la manière d’une trilogie. En plus d’apparaître comme une œuvre consacrant le féminin, Conann consiste aussi en un projet hybride autour d’une « déviante comédie » dont l’artiste, inarrêtable, a le secret. Bertrand Mandico nous expose quelques-uns de ses choix autour de cette œuvre singulière, radicale, chaotique, sélectionnée à la Quinzaine des Cinéastes du Festival de Cannes 2023.
Surprendre, dans chaque vie, dans chaque image…
Conann a été sélectionné à la Quinzaine des Cinéastes six mois plus tôt : y avait-il une attente par rapport à la promotion de cette œuvre à Cannes, et quelle a été votre réaction face à sa sélection ?
Je suis généralement plutôt résigné face à la réception de mes films, qui plus est au sein d’un grand Festival comme celui de Cannes. C’est qu’au même moment je commençais à préparer l’adaptation d’un opéra-ballet de Stravinski pour le Festival d’Aix-en Provence, Petrouchka, avec toutes les problématiques à résoudre pour cette création, ce qui m’a détourné d’une quelconque attente pour Conann. Toutefois, j’ai eu un bon et rapide retour sur le film de la part du comité de sélection, et j’ai fini par être appelé parce que le film était bien sélectionné à la Quinzaine des Cinéastes – je préfère d’ailleurs ce terme à « réalisateurs ». C’est une sélection audacieuse, défricheuse, par laquelle sont passés des films comme Aguirre ou la colère de Dieu (W. Herzog, 1973), Le Droit du plus fort (R. W. Fassbinder, en 1974), Massacre à la tronçonneuse (T. Hooper, 1975) ou L’Empire des sens (N. Oshima 1976), j’ai donc été ravi d’en être.
La construction de Conann, de par son récit mais aussi son montage, ne ressemble pas à celle des deux précédents films même si l’on y re.trouve, autrement, une réflexion sur l’hybridité et un travail sur la continuité et la discontinuité : comment vous-est venue l’idée des multiples vies (et morts) à travers les ères et dans quelle optique ?
Je me suis basé, pour ce film, sur la construction du Lola Montès de Max Ophuls (1955) où le personnage de cirque raconte, du haut de son trapèze, sa damnation : condamnée à se remémorer sa vie à travers tous ses fragments et devenir une créature de cirque. Sauf que j’ai choisi un personnage par décennie, soit cinq vies et une morte, pour raconter cette damnation car, d’après moi, on change de personnalité, de phase, d’humeur de 15 à 25, à 35, à 45 ans…, Tout au long, c’est comme une auto-trahison, première forme de barbarie, avec la vieillesse qui vient tuer les idéaux de la jeunesse, lui fait perdre ses convictions, son enthousiasme, sa fraîcheur d’esprit et rendre l’être de plus en plus aigri. Voilà pourquoi le film et ses personnages sont en déroute, ou comme une sortie de route, d’ailleurs j’utilise une voiture pour montrer ça : le choix de déviations pour perdre un spectateur et l’entraîner dans un récit où il n’est pas censé savoir ce qu’il va se passer.
L’art n’est pas là pour rassurer le spectateur, car à quoi servirait de lui donner des repères qu’il connaît déjà ? Ne pas donner la possibilité d’anticiper le récit, créer des ruptures, ignorer où le film va le mener, et, en montrer les ruines à travers un état des lieux de la barbarie. Et c’est un personnage féminin qui traverse les époques et les âges pour traduire ces contradictions, avec un élan romantique pour contrebalancer la dureté de ces vies, car les rôles féminins ne se situent généralement pas là.
Comment s’est passé le montage assuré par votre fidèle collaboratrice, Laure Saint-Marc ?
Le film a été tourné en cinq semaines, ce qui est beaucoup plus court que pour d’autres films. J’ai adopté des partis-pris de mise en scène très radicaux, avec des mouvements de caméra à la grue, des plans-séquences, sans trop de contrechamps, pour ne laisser voir que ce que l’on voit. Avec Laure, on a resserré le montage pour organiser et dynamiser le récit, le rendre compréhensible. La partie la plus difficile était celle de la Reine : synthétiser ses propos car c’est elle qui lance l’histoire mais qui reste. Un tel récit aurait pu durer trois heures mais j’ai voulu jouer le jeu du film concis, tranchant, en seulement 1h44, malgré l’ambition et l’intensité de l’expérience. On reste donc dans des canons de durée accessibles pour les spectateurs, même si la construction narrative et cinématographique est plus audacieuse par rapport aux précédents films. Car si la narration globale est basée sur les vies successives, il fallait surprendre à chaque enchaînement de vie, et, dans chacune, créer une rupture de style capable de continuer à captiver le spectateur, entre avancée et digressions.
Pierre Desprats, le compositeur avec qui vous travaillez fidèlement, semble également avoir changé sa formule créative pour Conann.
Pierre a produit pas mal de musiques pour les autres films du projet global, plus proches de ce qu’il fait habituellement avec les voix, les chants, le plein : ici ce n’était pas l’objectif. Il fallait travailler sur le rythme, la rupture de style. Sachant qu’on n’avait jamais travaillé de la même manière puisque sur After blue [Paradis sale], la musique était préparée en amont, je lui ai demandé, pour guider la composition sonore de Conann, de réfléchir à des collages de musiques préexistantes.
Ainsi l’ouverture a une musique déstructurée, à rappeler Persona juste avant la « Pavane » de Debussy qui, elle, rassure, c’est la consolation. On déraille vers du Bernard Hermann pour inviter au récit, accompagner le spectateur avec les cordes, mais façon Hollywood. La première rupture, dans le monde antique, amène des percussions venues caresser les ambiances japonaises (Onibaba de S. Kaneto ou le Satyricon de F. Fellini) comme si Nino Rota était allé chercher des musiques du monde : ce sont de petites orchestrations à faire monter l’émotion avant que Conann triomphe, de façon grandiloquente, à la manière des compositions de Tangerine dream (cf. Sorcerer de W. Friedkin). La deuxième rupture, avec l’entrée dans le monde des morts, est plus onirique, planante. La rupture à New York vient s’inspirer du hip-hop à la Wu-Tang Clan pour la musique urbaine, autosamplée, avec Kelly venue rapper dessus, et dans laquelle sont inclus des moments philharmoniques d’émotions à la Georges Delerue. La rupture suivante du monde en guerre reprend l’ambiance de Plastic man : on est dans une techno industrielle froide, dépouillée, des sons angoissants avant d’arriver au final déchirant au cymbalum – instrument que j’aime beaucoup et qui est toujours présent dans mes films –, qui rappelle les musiques de l’Est, durant la séquence où Agatha hurle dans les lavabos. La dernière rupture est un hommage à Paul Anka, avec une chanson de variétés que j’ai écrite, chantée par Barbara Carlotti, sur le désarroi de Conann. Dans la dernière partie, c’est plutôt du Michael Nyman qui revisite Henry Purcell, avec une ligne de flûte magnifique qui serpente et rappelle Akira Kurosawa, avec au moment du mitraillage, que je voulais enfantin, une énième référence morriconienne ! On est très heureux du résultat avec Pierre car tout a été remis en question du point de vue sonore.
La part plus engagée n’était pas aussi prégnante dans les deux précédents longs métrages : Conann est plus radical comme une (re)naissance – au sein des mortes – et le choix d’assumer la part politique de votre cinéma, en dépassant les questions de genre ou d’esthétique…
Les Garçons sauvages était déjà politique, parlant de société, de transidentité, du rapport au crime et à la punition, Conann parle ici de barbarie, et, il fallait prendre ça frontalement. Le sujet renvoie au problème des démons, des pouvoirs, dans une période où pour faire bouger les lignes, les cinéastes utilisent leurs mediums : je n’ai pas fait un film-tract, mais mes modèles restent Pier Paolo Pasolini ou Rainer Werner Fassbinder, parce qu’ils sont à la fois dans la poésie, le lyrisme et le politique. J’ai donc eu un parti-pris plus radical, autant politique qu’artistique, y compris avec le choix majoritaire des actrices en leur faisant jouer des rôles non archétypaux qu’on n’a pas l’habitude de voir jouer. Toutes les générations sont représentées jusqu’à Françoise Brion qui a 91 ans ! Il y a donc bien un engagement cinématographique, même si elles sont vues du côté du Mal. Le regard est, doit être politique, et moi, je suis un peu comme Conann, j’ai autant de vies que j’ai de films…
Autant de vies que ces Conann et celles de toutes ces actrices pour les incarner…, tant de rôles féminins venus remplacer les masculins, même si l’on trouve des hommes ou des hybrides…
Mon écriture prévoit en effet un beau morceau à défendre pour chacun des rôles. Beaucoup de femmes mais chacune est différente physiquement, avec ses bagages, ses possibles. Il y a aussi le travesti, interprété par Christophe Bier, avec sa double identité, qui représente des êtres généralement exclus, le jeune garçon à l’allure hermaphrodite. Les hommes figurent la violence dans les rues du Bronx ou les capitalistes… Mais ce n’est pas la virilité qui domine puisque je voulais en débarrasser le récit : c’est plutôt une zone intermédiaire non liée à des revendications, un autre territoire d’images.
Territoires d’images, et toujours le côté sacré du cinéma avec la kyrielle de références que l’on appréhende directement ou indirectement, encore permanent dans Conann…
Si le Lola Montès est la référence assumée, je convoque les autres films malgré moi. Ce sont des films qui m’ont influencé et que je raccroche, inconsciemment, à chaque segment. Et oui il y a des tas de références que je vois après coup, avec le merveilleux ou le fantastique à la française à travers le pacte faustien (cf. Les Visiteurs du soir, La Main du Diable ou La Belle et la Bête). Au début du film, je reviens plutôt aux origines du film, avec la présence du Siegfried (des Nibelungen de F. Lang) et l’esthétique barbare, tout en me détachant de John Milius. Il y a bien sûr Onibaba (K. Shindo) pour le Moyen Age japonais venu rencontrer l’Excalibur façon Boorman ! L’onirisme urbain des années 90 s’inspire de Rumble Fish (F. F. Coppola), Nadja (M. Almereyda) ou The Addiction (A. Ferrara). Je vais vers le cinéma guerrier et fiévreux de l’est, avec La Troisième partie de la nuit (A. Zulawski) ou Come and see (E. Klimov). À la fin, c’est plutôt raffiné avec le salon, les arts, et le banquet où on peut penser à La Grande Bouffe, Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant ou Le Charme discret de la bourgeoisie (respectivement de M. Ferreri, P. Greenaway, F. Fellini). Quant au huis-clos, il renvoie à la téléréalité, aux influenceurs et à la surveillance, avec une citation directe d’une scène entre Gloria Swanson et Erich von Stroheim dans Sunset Boulevard (B. Wilder), revue par Christophe Bier et Nathalie Richard… Et bien sûr, Rainer, le chien des enfers interprété par Elina Lowënsohn, de par son nom comme son rôle, pour rappeler le mélodrame à la R. W. Fassbinder.
Un cadeau cathartique aux spectateurs…
La dure vieillesse, le virus du mal, du pouvoir, de nouveaux péchés capitaux (du capital) à faire éprouver ?
Le virus est la soif de pouvoir, de domination, la barbarie, oui. La première Conann est dans un désir de vengeance, un sentiment qui n’est jamais remis en question au cinéma, et qui lui fera massacrer les barbares qui étaient prêtes à la tuer. La seconde, elle, trahit son désir de vengeance en devenant la maîtresse amoureuse de celle qu’elle était censée détester le plus, c’est comme une auto-trahison. La troisième trahit celle qu’elle aime pour sauver sa peau, de manière arriviste malgré son romantisme. La quatrième a soif d’un pouvoir absolu, elle est sans cœur quand la dernière représente la corruption, prête à empoisonner le monde de l’art.
Pour rester sur la fin (faim) et ce regroupement d’artistes, le banquet est purement fantastique !
Le banquet est un exercice de style infernal puisqu’on est dans un huis-clos, enfermé avec six personnages, et il faut trouver un dispositif de mise en scène qui tienne en haleine le spectateur – sachant que cela dure une vingtaine de minutes –, tout en renouvelant le genre pour ne pas tomber dans des lieux communs. La scène a été tournée en trois jours et j’ai écrit les dialogues en une journée. C’est une scène cathartique, à expurger, où on ne raconte plus d’histoires. Les gens ont besoin de ça même si le film devient encore plus dur et violent, cela est montré en hors-champ : Nathalie Richard est cuisinée et coupée en deux, mais à l’arrière et c’est le son qui prend le relais. Puis évidemment, je m’en réfère à des grands noms avec des références au Junkopia de Chris Marker ou à Une Bonne à tout faire de Godard qui viennent dialoguer avec mon Living Still life : les courts métrages sont aussi de grands films à ne pas oublier.
Cycles de vie et de mort, ou de résurrections, dans le récit comme peut-être vis-à-vis du cinéma et de ses images : les infernales Conann sont notre mémoire ?
La con.damnation fait que Conann doit revivre tout indéfiniment : je m’inspire de l’Enfer [premier cantique de La Divine Comédie de Dante, y compris pour l’esthétique : dès le début du film, on le voit avec les femmes masquées autour de la vielle reine, dans un lieu pris entre le salon de beauté et l’Ehpad, elle est en train de passer de l’autre côté, avec l’ambiguïté de couleurs douces et rosées et la musique de la « Pavane » (Debussy). L’enfer est doux, c’est juste la remémoration de ce qui a été qui est dur. Lorsque tu meurs, tu gardes ce que tu avais sur toi – la morte du début a d’ailleurs une couverture de survie – comme une dernière peau, et qui ira contaminer les premières images, une fois de l’autre côté. Cette ritualisation mise en images par rapport aux morts, je l’emprunte aussi la philosophie de La Chambre verte (F. Truffaut), à l’amour que portent les personnages pour les morts. J’ai un devoir de mémoire, qui passe autant par le respect des morts que par celui que je voue aux films que j’aime : puisque j’admire des cinéastes, cela m’intéresse aussi de partager ces films, à voir ou à revoir : Quentin Tarantino a ce même goût du partage de l’histoire du cinéma, ce qui n’est pas le cas de David Lynch, plus discret dans son mode de construction et de partage de références.
Rainer ! chien des Enfers, voix ! Nouveau rôle, sans doute éprouvant, pour Elina Löwensohn, qui ouvre le récit et le traversera, de bout en bout, arme en main, un appareil photo…
Rainer est un personnage est observateur, il tisse des liens, c’est un témoin ou un démon de seconde zone : c’est le chien qui passe du monde des morts au monde des vivants. J’ai découvert que le personnage originel qui a inspiré le Conann d’Howards est un personnage à tête de chien, que j’appelle ici Fassbinder : j’en fais un photographe de guerre à la Dennis Hopper dans Apocalypse now (F. F. Coppola) ou un photographe de mode façon Helmut Newton. Sa photo témoigne ou révèle la couleur, flashe pour éblouir.
Le personnage de Rainer est aussi celui qui s’humanise de plus en plus, qui parlera d’amour même s’il peut faire peur aussi : on le ressent lorsqu’elle hurle au spectateur son cri déchirant, venu marquer une rupture. Il est anachronique car il s’humanise au fur et à mesure que Conann se déshumanise, tout en lui restant fidèle. Elina Löwensohn a cette capacité de vision globale dans un film, et du coup possède immédiatement la vue d’ensemble, ce qui lui permet de travailler sur la continuité dans le même temps qu’elle fait suivre à son personnage son propre chemin : passée de faire-valoir de Sanja, elle devient plutôt shakespearienne avec ses oracles et sa diction, puis ce sera un guide qui pervertit, un amoureux transi, la mort qui joue avec l’aimée, il délaissera la Conann de 45 ans parce qu’elle est trop dure, avant de redevenir fidèle à celle de 50 même sans comprendre ce qu’elle fait…
Si le personnage de Rainer est bavard, musical, semble théâtral – les quatre monologues de huit minutes en plans-séquences sur la damnation des actrices étaient complexes mais m’ont rendu de plus en plus dialoguiste –, il n’enlève pas au film son caractère cinématographique car j’ai voulu le débarrasser de son naturalisme et de sa théâtralité, restée aux Amandiers (cf. Rainer, a Vicious Dog in skull valley). Son texte est stylisé mais il fait le lien entre tous les personnages, et implique que les actrices s’accordent entre elles, ce qui est permis aussi par la post-synchronisation, capable d’ajouter de la nuance, des intonations et de la justesse.
Conann est en réalité un projet multiple et hybride, attaché à une « Déviante comédie » faite de cinéma, spectacle filmé, réalité virtuelle dans des courts et moyens métrages. Quelle diffusion envisagez-vous pour un univers aussi complet, une œuvre chorale mais pourtant morcelée ?
Il ne faut pas noyer le spectateur avec trop de films : Conann est le cœur du grand projet de la Déviante Comédie. Pour le reste des créations, plusieurs possibilités seront offertes, liées à cette expérience multiple, basée sur une installation, avec des écrans, des casques VR, pour les courts et longs métrages, à travers des événements ou des festivals. On retrouvera ainsi Rainer [le chien de Conann interprété par Elina Löwensohn] faisant un pacte avec une metteuse en scène aux Amandiers qui monte Conann au théâtre, à la manière d’une mise en abyme. Les films ont été sélectionnés au Festival du film de Locarno 2023, et France 2 envisage de diffuser les courts pour Noël,juste après la sortie de Conann en salle.
Entretien réalisé par Ana Hyde à Cannes le 21 mai 2023.