Peut-être faut-il commencer par le deuil. Quelques semaines après le succès du documentaire Kokomo City au festival de Sundance, Koko Da Doll, une de ses principales protagonistes, a été assassinée. Une tragédie tristement banale : l’expérience de la violence est le fil rouge de la vie des femmes transgenres noires. Le film de D. Smith dévoile la parole lumineuse et enlevée de quatre d’entre elles, toutes travailleuses du sexe, profondément différentes mais unies par leur condition. Déjà récompensé par deux prix au Champs Elysées Film Festival, cet hymne à la vie – à leurs vies – sera projeté le 22 novembre au festival Chéries Chéris à Paris.
Confortablement installées dans des lieux de leur quotidien, elles n’ont pas leur langue dans la poche. À travers une discrète caméra en contre-plongée, on les écoute se raconter, tantôt graves tantôt drôles. Elles disent leurs habitudes, les réflexions qui les habitent, mais aussi leurs doutes et leurs espoirs. Pas misérabiliste pour un sou et sans angélisme, le documentaire brille et touche par l’humour et la vive intelligence de ce quatuor de femmes.
À travers des visages qui ne nous quittent pas, ce film rend son humanité à une frange de la population auparavant réduite à une somme de qualificatifs
Entre l’invisibilisation historique, le fétichisme et les stéréotypes véhiculés par la pop culture, D. Smith participe à combler un immense gouffre de représentations. Infiniment plus précieux qu’un manuel sur l’intersectionnalité, le documentaire incarne la nécessité de cette approche. Une multitude d’anecdotes éclairent le rapport aux clients, aux hommes, aux collègues blanches, aux femmes cisgenres et aux femmes noires. Face à l’entrecroisement de ces dominations, chacune d’entre elles a suivi un chemin différent. Le film ne se contente donc pas seulement de dresser la longue liste des discriminations et des violences qui jalonnent leurs existences, il met l’accent sur leur résilience et leur agentivité.
En contrepoint, des témoignages de clients ou d’amants ponctuent brièvement leur parole. Ils révèlent l’ambiguïté du regard que les hommes portent sur elles, mélange d’attraction et de répulsion. Ils évoquent la honte de leur désir, le dégoût de soi rejeté sur l’autre, la pression sociale, l’amalgame avec l’homosexualité. D. Smith leur accorde une juste place, c’est-à-dire une place périphérique, dans un film qui ne parlent pas d’eux. Leur présence était toutefois nécessaire, tant le désir masculin est central dans la (sur)vie de ces femmes.
Kokomo City n’est pas seulement passionnant et finement didactique. C’est un film qui nous concerne toutes et tous, dans la mesure où il dévoile et incarne par la même occasion l’entremêlement des mécanismes de domination qui structurent nos sociétés. À travers des visages qui ne nous quittent pas, il rend son humanité à une frange de la population auparavant réduite à une somme de qualificatifs – femmes, trans, noires, putes.
RÉALISATEUR : D. Smith NATIONALITÉ : américaine GENRE : documentaire AVEC : Daniella Carter, Dominque Silver, Koko Da Doll, Liyah Mitchell DURÉE : 73 minutes DISTRIBUTEUR : Magnolia Pictures SORTIE LE 6 décembre 2023