Parfois à Cannes, on se retrouve à des séances dont on ne connaît absolument pas les films, leurs sujets, leurs auteurs. On est obligé de pratiquer le pari pascalien, par foi envers le cinéma. Lorsque le film choisi par hasard, selon des critères subjectifs et complètement aléatoires (un titre prometteur, quelques photos, une case horaire favorable), vous plaît, le pari pascalien vous rend votre mise au centuple. Cela s’appelle, non pas l’aurore, mais le miracle cannois. Un film, un metteur en scène, une actrice, se révèlent et leurs noms ne s’oublient plus et existent désormais sur la carte cinématographique. C’est ce qui s’est passé un soir de Festival pour Le Théorème de Marguerite d’Anna Novion, présenté en Séance Spéciale.
L’avenir de Marguerite, brillante élève en Mathématiques à l’ENS, semble tout tracé.
Seule fille de sa promo, elle termine une thèse qu’elle doit exposer devant un parterre
de chercheurs. Le jour J, une erreur bouscule toutes ses certitudes et l’édifice s’effondre.
Marguerite décide de tout quitter pour tout recommencer.
Le Théorème de Marguerite n’est pas un film sur les mathématiques, mais sur la passion, celle d’inventer et de créer, celle de se retrouver dans un monde parallèle qui vous procure des émotions et des satisfactions plus importantes que le monde réel. Ce pourrait être le cinéma.
Ecartons d’emblée le sujet potentiellement fâcheux : Le Théorème de Marguerite n’est pas un film sur les mathématiques, mais sur la passion, celle d’inventer et de créer, celle de se retrouver dans un monde parallèle qui vous procure des émotions et des satisfactions plus importantes que le monde réel. Ce pourrait être le cinéma, évidente métaphore du film, mais bien plus banale. Marguerite est ainsi comme une cinéaste qui s’attache à réaliser un projet porté depuis de longues années. Les mathématiques ne sont ici qu’un prétexte dramatique, une toile de fond décorative et joliment poétique, un cadre esthétique de direction artistique, avec leurs formules inscrites à la craie qui finissent par recouvrir entièrement le modeste logement habité en colocation par Noa et Marguerite.
Remarquée quinze ans auparavant avec Les Grandes Personnes à la Semaine de la Critique, Anna Novion a réussi à dresser le portrait d’une jeune femme d’aujourd’hui, acharnée à réussir dans un milieu presque exclusivement masculin, les scientifiques de l’Ecole Normale Supérieure. Elle a également cherché à montrer comment, face à un grave échec, se réinventer, savoir rebondir et retrouver instinctivement le chemin de sa passion. Le Théorème de Marguerite est ainsi un film constamment surprenant, où l’on passera de manière expressionniste, le décor exprimant les états d’âme de l’héroïne, que ce soit le cadre froid et géométrique de l’Ecole Normale, les arrière-salles sombres des parties de mahjong, ou le logement de Noa et Marguerite, devenu un lieu de création et d’invention, recouvert des motifs poétiques des équations mathématiques. C’est même souvent une comédie, étant donné le personnage décalé de Marguerite qui ne s’est jamais confronté aux plaisirs ordinaires de la jeunesse, cf. la séquence de drague inversée et de sexe forcené, ou les parties échevelées de mahjong.
Par cette mise en scène expressionniste, Anna Novion s’introduit dans le cerveau d’une personne à haut potentiel intellectuel et parvient à traiter en parallèle de thématiques très personnelles et pourtant universelles : le féminisme solitaire d’une jeune étudiante déterminée à laisser sa marque dans un monde d’hommes ; la recherche d’une filiation intellectuelle qui se refuse à Marguerite en la personne de Werner, (Jean Pierre Darroussin, très bien, volontairement en-dehors de sa zone de confort), son directeur de thèse, le thème de la filiation étant toujours présent dans tous les films d’Anna Novion, ; la dichotomie vie/monde de l’intellect et de la création, un monde où « les mathématiques ne doivent souffrir d’aucun sentiment« , dixit Werner, et inversement, comment une intellectuelle doit se frotter à la rugosité de la vie, alors qu’elle ne cesse de s’en protéger par un monde intellectuel et quasiment fictionnel.
Le Théorème de Marguerite ne serait pas le même sans la révélation d’une grande actrice, Ella Rumpf, découverte dans Grave de Julia Ducournau, en soeur aînée de Garance Marillier. Donnant vie à une jeune femme coincée, intello, et presque autiste, tant elle est concentrée sur sa passion, Ella Rumpf éclot véritablement dans ce film, se trouvant parfois au bord de la folie, et s’ouvrant grâce à ses rencontres aux différentes possibilités de la vie. Anna Novion a écrit qu’elle espérait que ce film « donnera envie aux femmes de se battre pour accomplir leur passion ». Tel est le message stimulant et positif de ce film formidable et enthousiasmant.
RÉALISATEUR : Anna Novion NATIONALITÉ : française GENRE : Comédie dramatique AVEC : Ella Rumpf, Jean-Pierre Darroussin, Julien Frison, Clotilde Courau, Sonia Bonny DURÉE : 1h52 DISTRIBUTEUR : Pyramide Distribution SORTIE LE 1er novembre 2023