C’est à peu près au même moment que sortent La Conférence (Matti Geschonneck), fiction sur le regroupement de SS à Wannsee autour de la Solution Finale envisagée à l’encontre des Juifs, et À pas aveugles de Christophe Cognet, documentariste investigateur et diffuseur d’images dites clandestines parce qu’elles ont été prises dans les divers camps de concentration nazis par des résistants emprisonnés, courageux, fiévreux, aidés de leurs confrères ou consœurs à tenter par tout moyen de protéger ces clichés : on en voit ici leur ressuscitation, merci. S’il reste une nécessité, même aujourd’hui, toujours aujourd’hui, d’aborder le sujet de la Shoah, et toutes les particularités de cette monstrueuse part de l’Histoire, de contribuer à alimenter les théories d’Hannah Harendt sur la banalité du mal – ses causes et ses conséquences – par l’art ou d’autres types de témoignages, encore faut-il que les raisons de le faire apparaissent clarifiées, à défaut qu’elles démontrent la justesse de ce choix, surtout face à un tel phénomène barbare. Christophe Cognet décide, et ce n’est pas la première fois – cf. son précédent Parce que j’étais peintre – d’avancer à la manière d’un enquêteur – intérêt du subterfuge lorsqu’on n’est ni chercheur, sociologue, historien, anthropologue… ni enquêteur – pour démontrer que sous des « pas aveugles » – titre reprenant d’ailleurs celui du roman de Leïb Rochman –, métaphore d’une double démarche, la sienne (d’abord !) et celle de ceux qui ont osé photographier, parfois sans voir, continuent de vivre les vestiges d’ossements humains – montrés à travers les petits éclats blancs –, remués par les pluies battantes, émergés au-dessus de feuilles sur lesquelles d’aucuns peuvent marcher, à visiter ces lieux de la tragédie… Christophe Cognet décide donc de mettre en images sa propre démarche – c’est le cas de le dire puisqu’il se montre en train de marcher –, qui, de façon comparative, en superposant l’œil du présent « vivant » sur le cliché « passé », souvent pris sans voir, tente de reconstruire le geste même du photographe, lui emprisonné, lui victime, lui en danger de mort, lui osant le témoignage d’un immontrable au péril de sa vie – contrairement à lui, qui se contente de poser, cadre sur cadre, une horreur sur un paysage devenu arrêté.
Pour ce faire, ouvrant et fermant son film à Auschwitz-Birkenau sur les images personnelles de la nature – toujours colorée car prise à différentes saisons –, toujours bruyante – par la pluie, le vent qui se déchaînent par endroits sur les lieux des camps – à Dachau, Buchenwald, Ravensbrück, Mittelbau-Dora, Auschwitz-Birkenau –, le traitement (!) des images – à l’apparence léchée – s’annonce comme celui de la durée, partant du ciel et du mouvement dans les feuilles vivantes de la canopée pour arriver sous terre et sous les feuilles mortes, après un déluge, dans les remous duquel l’image nous fait pénétrer, à la manière d’un lavage (de cerveaux), d’une épuration (des corps), d’une réparation peut-être à se laver de tout pêché, puis non d’une pénétration dans le ventre morbide de l’Histoire. Ce seront par la suite les simples alternances entre le défilé commenté des prises de vue clandestines, de grande valeur, aussi magnifiques que monstrueuses, effectuées par les victimes aux origines diverses et aux statuts différents, déporté.e.s juifs ou politiques dans leurs prisons respectives, et que l’on rappelle ici : Rudolf Cisar chef du réseau de résistance et de renseignement RUDA, affecté à l’infirmerie, Wenzel Polak, Georges Angéli, arrêté en 1943 en voulant rejoindre les Forces françaises libres par l’Espagne, qui travaille au labo photo du camp, Alberto Errera, prisonnier juif grec, membre du Sonderkommando photographie depuis une chambre à gaz, Jean Brichaux, interné belge, membre de la Jeunesse ouvrière chrétienne et du réseau de résistants, Socrate, Joanna Szydlowska, membre de la ZWZ, armée clandestine polonaise, qui prendra trois de ses codétenues (Maria Kusmierczuk, Barbara Pietrzyk et Bogumila Babinska) blessées à la suite d’essais expérimentaux sur leur corps, avec des cartons intercalés, venus sans doute remplacer une voix off jugée inutile. Clichés dont le réalisateur analyse toutes les circonstances de prise de vue, avec l’aide de cinq spécialistes (et leurs interprètes) que l’on cite aussi : Tal Bruttmann, historien de la Shoah, Albert Knoll, archiviste et historien du mémorial de Dachau, Harry Stein, historien de Buchenwald, Corinne Halter, spécialiste des photographies de Joanna Szydlowska, Igor Bartosik, historien spécialiste du Sonderkommando, doit les où quand, comment, et bientôt pourquoi ces photographies à la pellicule fatiguée ont pu être prises ! Ensemble, ils arpentent les lieux, à se mettre dans la position des déporté.e.s photographes, les tirages de leurs photographies agrandis et collés sur du plexiglas ou vus à travers le verre dépoli d’un appareil photo d’époque (avec le grain et les couleurs d’avant histoire qu’on y croit) : on l’aura compris, Cognet s’intéresse autant à la photographie qu’au cinéma, à l’Histoire autant qu’à sa propre histoire, au rapport texte.image et image.image dans deux temps des crimes, sans jamais tenir compte pourtant de la distance qui l’éloigne de ceux qui voulurent témoigner en leur temps et circonstances vitales. Pour preuve, le réalisateur, accompagné de Céline Bozon, caméra à l’épaule, est très souvent dans l’image, se positionne au centre de sa démarche, aux outils certes inédits mais qui manque d’humilité ou d’effacement – car ce sont même sur ses mains, et son gant blanc de protection à faire défiler les images des albums que se font des plans ; pour preuve, la gêne parfois de certains intervenants, qui s’ils jouent le jeu et sont partie prenante du processus, tentent tant bien que mal de répondre aux questions de la reconstitution Cluedo ; pour preuve, les paroles du réalisateur qui, pour ponctuer les réponses historiques, se félicite d’avoir su, d’avoir détecté, trouvé, compris ; et enfin les légendes des cartons noirs intercalés, qui, si elles restent sobres, ne font finalement que répéter l’évidence, qui a été exprimée par les spécialistes ou que les clichés clandestins font voir ou disent par eux-mêmes… Un certain didactisme vient alors remplacer une simple pédagogie, celui qui consisterait à exprimer en quoi a consisté le travail du documentariste lui-même (!) plutôt que l’exploit antérieur.
Alors oui, si le documentaire autorise l’accès à ces lieux de l’enfer – sans la concrétisation de la visite hommage et réelle des Lieux, que l’on voit par ailleurs à travers le passage de touristes fantômes traversant l’image et capables de faire des selfies –, au titre du témoignage et du face à face – on voit le revier de Dachau, les places d’appel, le « grand camp » et le « petit camp » de Buchenwald, le Kino, le Bordel, les bâtiments des chambres à gaz de Birkenau, le Crématoire V – ; nous offre la possibilité de rencontrer la valeur, la force, la résistance et la survivance de ces photographies clandestines – portraits des détenus, sévices corporels sur les femmes, crémation des corps sortis des chambres à gaz par le Sonderkommando du Crématoire V… –, on peut s’interroger sur la méthode de Christophe Cognet : pourquoi s’être mis au centre, pourquoi s’attacher à vouloir être l’enquêteur, le découvreur, l’historien, le photographe, sans produire de récit sur ce qui l’anime, au fond ? Pourquoi se détacher à ce point du sujet traité au risque que son objectivation montrée en réduise sa capacité résistante ? Car était-ce de démontrer sa rigueur, de partager son goût de l’analyse, de s’imaginer dans la position (physique donc cathartique) de ceux qui, contrairement à lui, n’ont pas eu besoin – ne pouvaient ni sans doute ne souhaitaient – être vus si ce n’est par l’intermédiaire de leur outil photographique, la plupart perdu à mauvaise hauteur, à mauvaise distance, au service de photos floues, parfois à retoucher, mais dont la valeur a pourtant rendu pérenne la puissance, la véracité et l’humanité ? Si le film a la chanceuse singularité de s’intéresser à des clichés différents de ceux, nombreux, qui avaient été pris dans les camps nazis à d’autres fins (identification, propagande, documentation, témoignage), des clichés clandestins pourtant magistralement capables de rendre une situation, une vision, un regard, même furtif, une barbarie autant que les sensations – généralement d’horreur – qui en découlent, la singularité du réalisateur de ne s’attacher qu’aux aspects techniques liés aux prises de vue déshumanise, en miroir de la déshumanisation opérée par les nazis, tout l’enjeu du film. Alors de deux choses l’une : soit Christophe Cognet a eu cette volonté toute intrigante de vouloir rendre la froideur, l’indifférence, la distance vécues par des humain.e.s de la part d’autres humain.e.s auquel cas il est arrivé à un dépassement admirable vis-à-vis de l’Histoire, soit ce sont les clichés clandestins eux-mêmes qui sont venus le dépasser, anéantissant sa propre démarche, reprenant le flambeau de leur propre vie d’images qui se et nous survivent sans qu’aucun discours n’ait besoin d’être posé dessus. Ces images sont libres, contrairement au documentaire qui donne l’impression d’être plus enfermé quelles déterrées, voyageuses, en mouvement perpétuel de leur analyse, qu’il nous dévoilent : même si tout à sa visée, entre naturalisme et esthétisme, l’image multiplie les nombreuses vues sur les paysages aux barbelés, les plantes qui empêchent les accès, les arbres balises de ces camps décharnés autour desquels le chercheur tourne comme à errer… Ce qui a eu lieu là-bas ne peut pas avoir lieu ici, et, aux larmes détachées, seules les armes clandestines valent, au son ou au titre des pas aveugles qu’elles et eux ont fait, dans leur nuit et leur brouillard (!), dans le geste de leur prise de vue, pris à la vie mais résistants encore, maintenant et ici.