À pas aveugles : quand photographier devient un acte de résistance

Depuis vingt ans, Christophe Cognet mène une réflexion passionnante et essentielle sur les images clandestines des camps de la mort, notamment par le biais de films documentaires. En 2014, il était ainsi l’auteur de Parce que j’étais peintre, dans lequel il menait une enquête parmi les œuvres réalisées clandestinement dans les camps nazis, en dialoguant avec les rares artistes déportés encore vivants et avec les conservateurs de ces œuvres. À pas aveugles apparaît donc comme une nouvelle pierre à un édifice plus que jamais nécessaire. Dans les camps, une poignée de déportés ont risqué leur vie pour prendre des photos clandestines et tenter de documenter l’enfer que les nazis cachaient au monde.

En arpentant les vestiges de ces camps, le cinéaste recompose les traces de ces hommes et femmes au courage inouï, pour exhumer les circonstances et les histoires de leurs photographies. Pas à̀ pas, le film compose ainsi une archéologie des images comme actes de sédition et puissance d’attestation.

Ce qui frappe immédiatement, au-delà de la qualité historique et des intervenants, c’est la minutie avec laquelle Christophe Cognet restitue le contexte autour de ces photographies s’intéressant par exemple aux conditions matérielles mais aussi à celles et ceux qui les ont prises.

Ce qui frappe immédiatement, au-delà de la qualité historique et des intervenants, c’est la minutie avec laquelle Christophe Cognet restitue le contexte autour de ces photographies s’intéressant par exemple aux conditions matérielles mais aussi à celles et ceux qui les ont prises. Car si les négatifs (dont on peut faire des tirages) ou les photographies existent concrètement, on ne sait que peu de choses sur leurs auteurs. Pour résoudre ces énigmes, le documentaire est construit de manière précise et rigoureuse : pour chaque lieu, des entretiens avec des spécialistes autour des clichés, puis un travail sur place directement. C’est d’ailleurs ce qui fait le prix de ces clichés qui se distinguent naturellement des photographies prises par les nazis eux-mêmes (encore trop souvent utilisées dans des manuels scolaires, sans légende précise), de celles de certains détenus au statut privilégié ou encore celles prises à la libération des camps par les forces alliées : elles établissent une égalité entre les photographes d’un instant et les sujets représentés. Ce qu’on y voit dessus est horrible, constitue un témoignage bouleversant mais aussi et surtout un véritable acte de résistance.

La force du film réside également dans les partis pris de mise en scène, proposant une œuvre mémorielle, d’une grande dignité.

La force du film réside également dans les partis pris de mise en scène, proposant une œuvre mémorielle d’une grande dignité. L’enquête ne se limite pas à une exploration (nécessaire) des clichés et des archives, ni à des interviews d’historiens de la Shoah. L’enquête prend aussi la forme d’une exploration physique des lieux en question, à savoir Birkenau, Buchenwald, Ravensbrück ou encore Dachau. Le réalisateur apparait en permanence à l’écran, arpentant les vestiges des camps, entouré des spécialistes, s’attachant notamment à retrouver avec précision l’endroit exact où a été prise chacune des photographies évoquées. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une démarche personnelle, car Cognet entend par sa présence jouer le rôle de passeur. En cela, le choix de la caméra à l’épaule se révèle être pertinent, immergeant le spectateur dans l’enquête, sans que jamais le procédé n’apparaisse comme racoleur ou déplacé. Et le résultat, que l’on doit à la cheffe-opératrice Céline Bozon (qui a notamment travaillé pour Serge Bozon, Valérie Donzelli ou Alain Gomis) est remarquable à plus d’un titre. Il y a donc non seulement une recherche historique, au sens propre, mais aussi une recherche au niveau de la forme, une réflexion passionnante sur l’image et sa restitution, tout en étant extrêmement respectueuse quant au sujet abordé : « […] on devait tourner aux mêmes saisons à chaque fois que celles des prises de vues clandestines. […] On a fait des essais, de matière, pour les tirages des photos sur papier et sur les « transparents », entre le super 16 et le numérique, pour les systèmes de portage de la caméra, on a fait des repérages aussi tous les deux dans les sites, beaucoup discuté, de tout, de nous, du cinéma. » D’une certaine manière, comme le dit bien Christophe Cognet, il y avait un côté « sacré » dans ce projet, une grande nécessité à ce qu’il se fasse, en même temps qu’il témoigne d’une grande admiration pour ces détenus qui ont bravé le danger pour faire ces photographies. Il en va ainsi également de la conception sonore du long métrage, où une place importante est laissée aux silences, à l’ambiance de la nature dans les sites qui est l’expression d’une forme de recueillement tout comme celle d’une pudeur évidente. C’est aussi en rapport avec le statut de l’image, comme le souligne avec pertinence le réalisateur : « […] face à des images, les paroles finissent par s’épuiser […] : il y a toujours quelque chose dans une image qui résiste au langage, c’est ce qui en fait le prix. » Intelligemment, des cartons avec des informations à destination des spectateurs sont régulièrement insérés alors que les bruits sont toujours présents. Les séquences d’ouverture et de clôture du film, filmées à Birkenau, illustrent parfaitement ce rapport au silence.

Le titre lui-même, À pas aveugles, reprenant celui du roman de Leïb Rochman, A pas aveugles de par le monde (paru en 2012), est passionnant : il correspond à la fois aux conditions dans lesquelles ont été prises ces photographies clandestines, dans l’enfer des camps, mais également à la démarche même du cinéaste au milieu des vestiges, au sein desquels il se déplace.

Le titre lui-même, À pas aveugles, reprenant celui du roman de Leïb Rochman, A pas aveugles de par le monde (paru en 2012), est passionnant : il correspond à la fois aux conditions dans lesquelles ont été prises ces photographies clandestines, dans l’enfer des camps, mais également à la démarche même du cinéaste au milieu des vestiges, au sein desquels il se déplace. En cela, Cognet rejoint le cinéma de Claude Lanzmann qui avait choisi, notamment dans Shoah (1985), d’arpenter lui aussi les lieux où se trouvaient jadis des centres de mise à mort mais où plus rien ne restait. Pourtant, cela restait une expérience unique et indispensable pour pouvoir appréhender ce qu’il s’y était tragiquement déroulé.

En définitive, c’est bien tout cela à la fois que Christophe Cognet (comme Lanzmann avant lui) réussit à transmettre aux spectateurs dans ce documentaire à l’émotion contenue, qui a reçu le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.

PS : Christophe Cognet a écrit, pendant la préparation du documentaire, un livre « Éclats, prises de vue clandestines des camps nazis », publié aux éditions du Seuil, et cité dans le Monde des livres parmi les 5 meilleurs essais de l’année 2019.

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RÉALISATEUR : Christophe Cognet
NATIONALITÉ : France, Allemagne
GENRE :  Documentaire
AVEC : Christophe Cognet, Tal Bruttmann...
DURÉE : 1h49
DISTRIBUTEUR : Survivance
SORTIE LE 15 mars 2023