Présenté au dernier Festival de Cannes, à la Quinzaine des réalisateurs, ce premier long métrage du réalisateur Ali Cherri constitue une œuvre envoûtante, confirmant surtout la très bonne santé du cinéma africain qui, désormais, s’aventure avec aisance vers des chemins nettement moins balisés que par le passé.
L’histoire se déroule au Soudan, près du barrage de Merowe. Maher travaille dans une briqueterie traditionnelle alimentée par les eaux du Nil. Chaque soir, il s’aventure en secret dans le désert, pour bâtir une mystérieuse construction faite de boue. Alors que les Soudanais se soulèvent pour réclamer leur liberté́, sa création semble prendre vie…
Après deux courts-métrages (The Disquiet et The Digger), Le barrage est le dernier volet d’une trilogie consacrée aux « géographies et aux paysages de violence »
En réalité, ce film s’inscrit parfaitement dans l’œuvre de Cherri, plasticien qui a reçu en avril dernier le Lion d’argent à la Biennale d’art de Venise. Après deux courts-métrages (The Disquiet et The Digger), Le Barrage est le dernier volet d’une trilogie consacrée aux « géographies et aux paysages de violence », et dont l’objectif affiché est de « repérer comment les crises violentes s’inscrivent dans des environnements, et de les scruter assez attentivement pour rendre sensible combien des événements politiques, sociaux, géopolitiques y sont présents, même si de manière pas forcément explicite ». Il faut ici préciser que le film, somptueusement photographié, pourra déstabiliser plus d’un spectateur.
Par sa beauté plastique indéniable, par le mutisme du héros, par son étrangeté et le recours à la métaphore, Le Barrage est pourtant, et de manière indiscutable, une proposition de cinéma certes expérimentale, contemplative mais qui ne peut laisser indifférent.
Par sa beauté plastique indéniable, par le mutisme du héros, par son étrangeté et le recours à la métaphore, Le Barrage est pourtant, et de manière indiscutable, une proposition de cinéma certes expérimentale, contemplative mais qui ne peut laisser indifférent. Le cinéaste utilise de longs plans, assez peu de dialogues mais fait la part belle aux sens (grâce notamment à un joli travail sur les sons). Il donne ainsi non seulement à voir mais aussi et surtout à ressentir une expérience. Le lieu du récit, tout comme la situation du personnage principal, porte également en lui une réelle dimension politique : bâti par les Chinois au Nord Soudan, ce barrage est un projet destructeur, en termes d’environnement mais aussi sur le plan social et politique avec l’expulsion violente des Manasir, qui illustre la brutalité de la dictature d’Omar el-Bechir. D’ailleurs, la violence est au cœur du travail du cinéaste, même si cette dernière n’est pas représentée de manière frontale : la violence des éléments naturels (à l’image du fleuve qui, de temps en temps, emporte des ouvriers), la violence politique, ici lointaine mais qui finit par impacter le quotidien des travailleurs (la révolution soudanaise de 2018/2019, que l’on entend par l’intermédiaire de la radio) ou encore la violence sociale (la scène entre le patron et ses ouvriers).
Mais la qualité principale du long métrage réside bien dans son aspect métaphorique, symbolique qui le fait basculer dans le fantastique ou le surnaturel.
Mais la qualité principale du long métrage réside bien dans son aspect métaphorique, symbolique qui le fait basculer dans le fantastique ou le surnaturel. Les paysages apparaissent comme un personnage à part entière. La terre, l’eau, la boue permettent à l’auteur de tisser des métaphores sur les rapports des hommes à la nature mais aussi sur le pouvoir et la révolution. Le titre même de l’œuvre reste assez énigmatique et n’est pas aussi explicite qu’on pourrait le penser : le barrage ne saurait se réduire à l’évocation de la structure matérielle. Maher semble subir des transformations intérieures, dans un cadre qui rappelle le récit initiatique. Il s’en va régulièrement de la fabrique de briques pour aller construire un monstre de boue et de terre, qui lui parle dans ses cauchemars (on pense à la figure du Golem, être artificiel ressemblant à un humain dans la mythologie juive, fait d’argile et façonné afin d’assister ou défendre son créateur). L’acteur non-professionnel qui l’incarne est remarquable de justesse, et Cherri prend le soin de scruter son visage qui devient un élément structurant (et fascinant) du film.
A ce sujet, comme pour l’ensemble des pistes évoquées par le long métrage, aucune réponse claire ne sera donnée aux spectateurs. C’est cette incertitude qui finalement fait tout le prix d’une œuvre certes un peu austère mais passionnante, qui n’est pas sans rappeler le cinéma de Weerasethakul.
RÉALISATEUR : Ali Cherri NATIONALITÉ : France, Soudan, Liban, Allemagne, Serbie, Qatar GENRE : Drame métaphorique AVEC : Maher El Khair, Mudathir Musa, Santino Aguer Ding DURÉE : 1h21 DISTRIBUTEUR : Dulac Distribution SORTIE LE 1er mars 2023