Pour repousser vers l’oubli une année entière de pandémie, il fallait apporter du rêve. Telle était la mission dévolue à Pierre Lescure et Thierry Frémaux, respectivement Président et Délégué général du Festival de Cannes, le plus important festival de cinéma du monde qui n’a pu se tenir l’année dernière. Mission accomplie, largement plus que prévu. En même temps, comme l’a souligné Thierry Frémaux, cette Sélection Officielle représente plus d’un an et trois quarts de travail. Par conséquent, sur presque deux ans de production cinématographique, il était relativement facile de pouvoir prélever la quintessence qui s’est relevé d’un niveau très élevé, comme si la pandémie mondiale avait forcé les créateurs à se recentrer sur l’essentiel. Certes, il y aura dans la Sélection quelques films de confinement avec masques, d’autres utilisant les ordinateurs ou les téléphones portables comme moyen de communication, Mais au-delà de ces dispositifs de mise en scène, le recentrage est surtout constaté d’un point de vue thématique : beaucoup de films vont traiter « »de qui nous sommes, de l’idée de tout perdre, de partir, de l’absence, du deuil ». Autant de préoccupations qui nous ont tous traversé pendant cette période délicate de notre récente histoire. Le cinéma, comme à son habitude, va donc refléter ce qui existe au plus précis de nos émotions. Les créateurs seront au rendez-vous pour apporter un écho artistique à ce qui nous a tous troublés cette dernière année.
Si l’on ne prend que la Compétition de la Sélection Officielle, remarquons qu’elle présente un nombre inédit, peut-être rarement atteint de 24 films, alors que le nombre de films de la Compétition tournait davantage autour de 20-21 films ces dernières années, ce qui illustre pleinement l’aspect pléthorique, en qualité, de ces deux dernières années cinématographiques. D’un point de vue géographique, la prédominance est très nettement française. Sept films français seront donc en compétition soit quasiment le tiers des films sélectionnés, voire exactement le tiers (8) si l’on compte Benedetta de Paul Verhoeven, écrit, produit et interprété en français. De manière générale, le nombre de films français tourne plutôt autour de quatre ou cinq. .Sur la dernière décennie, il faut remonter à 2013 pour trouver un nombre presque aussi élevé (6), l’année de La Vie d’Adèle, et à 2012 pour trouver le nombre le plus faible (3). Ce nombre augure-t-il d’un triomphe français? En tout cas, ces sept films en multiplient les chances. Reste à savoir qui de, Catherine Corsini, Julia Ducournau, Jacques Audiard, Bruno Dumont, Mia Hansen-Love, François Ozon ou Leos Carax, tirera son épingle du jeu?
En revanche, du côté des autres cinématographies, on remarquera que l’Asie est en baisse avec seulement deux représentants (Weerasethakul et Hamaguchi) ainsi que les Etats-Unis (trois films seulement, Wes Anderson, Sean Penn et Sean Baker). Cela laisse les coudées franches à l’Europe qui se taille la part du lion avec sept films, soit autant que la France, en particulier venant de l’Europe du Nord (Finlande, Norvège) et de l’Est (Russie, Hongrie). L’Europe du Sud se trouve en retrait : hormis l’Italie avec Tre Piani de Nanni Moretti, aucun représentant de l’Espagne ou du Portugal ne peut être signalé en compétition.
Les favoris
Pour choisir une dénomination simple, les favoris sont ceux qui ont déjà remporté une Palme d’or et sont donc particulièrement aguerris pour cette compétition. Trois metteurs en scène seulement répondent à cette définition et se retrouvent donc favoris logiques de cette édition: Nanni Moretti (Tre Piani), Jacques Audiard (Les Olympiades) et Apitchatpong Weerasethakul (Memoria). Nanni Moretti semble avoir réalisé avec Tre Piani son film le plus ample, ce qui lui permettrait de rééditer son triomphe de 2001, vingt ans plus tôt, où il avait soufflé la Palme d’or à Michael Haneke (La Pianiste) et David Lynch (Mulholland Drive). Avec l’aide scénaristique de Léa Mysius et Céline Sciamma, Jacques Audiard s’est intéressé à la communauté vietnamienne du 13ème arrondissement, réitérant son attachement aux communautés immigrées en France, après Un Prophète et Dheepan. Enfin, Apitchatpong Weerasethakul, onze ans après la consécration de Oncle Boonmee, revient avec son premier film « international », Memoria, se passant en Colombie et interprété par Tilda Swinton et Jeanne Balibar. Lequel de ces trois pourra décrocher une deuxième Palme d’or à son actif? Sur le papier, l’avantage semble revenir à Moretti qui paraît avoir délivré son film le plus ambitieux mais il n’est pas impossible que la tendance s’inverse, en fonction des moments de magie que les autres metteurs en scène, Audiard et Weerasethakul auront pu créer dans leurs films respectifs.
Les fidèles
Deux options dans ce groupe : soit ils sont venus très souvent à Cannes mais n’ont jamais remporté la récompense suprême ; soit ils y sont venus une ou deux fois mais leur réputation a largement dépassé le cadre de Cannes. Pour la première option, on retrouve des cinéastes comme Bruno Dumont (deux fois Grand Prix à Cannes pour L’Humanité et Flandres) et François Ozon (toujours sélectionné, jamais récompensé). Bruno Dumont présentera France, avec Léa Seydoux et Blanche Gardin, une méditation sur les médias, d’après Charles Péguy, projet suffisamment intriguant pour retenir notre attention. Quant à François Ozon, il adaptera le livre d’Emmanuelle Bernheim, Tout s’est bien passé, sur la mort du père de l’écrivaine. On ajoutera à cette catégorie l’iranien Asghar Farhadi, déjà venu à Cannes pour Le Passé et Le Client, et reparti à chaque fois avec des prix importants (Prix d’interprétation féminine pour Le Passé, Prix du scénario et prix d’interprétation masculine pour Le Client).
La deuxième option concerne les hyper-célèbres mais jamais récompensés par Cannes, Paul Verhoeven, Wes Anderson et Leos Carax. Si Paul Verhoeven a déjà présenté en ouverture Basic Instinct ainsi que plus récemment Elle, il n’a pour l’instant jamais remporté de prix. Il présentera cette année Benedetta avec Virginie Efira, un film originellement prévu pour le Festival de Cannes…2019. Idem pour Wes Anderson, dont la carrière s’est largement faite en-dehors de Cannes, et qui n’y a présenté en ouverture que Moonrise Kingdom, repartant bredouille. The French Dispatch, hommage à la France, disposant d’une distribution franco-hollywoodienne pléthorique, pourrait lui permettre de réparer cet oubli. Enfin, Leos Carax a présenté ses deux précédents films à Cannes, Pola X et Holy Motors., à plus de dix ans d’intervalle. Il reviendra cette année avec Annette, une comédie musicale sur la musique pop des Sparks, avec Marion Cotillard et Adam Driver. un film d’ouverture atypique qui tutoiera peut-être les étoiles.
Les Outsiders, à surveiller très sérieusement
Il s’agit du groupe le plus fourni, se composant de huit membres dont trois femmes réalisatrices, qui sont au début de leur carrière, et ne sont pas ou peu venus à Cannes. Dans une compétition qui n’a à ce jour récompensé qu’une seule femme lauréate de la Palme d’or, Jane Campion pour La Leçon de piano, les cas de réalisatrices seront particulièrement scrutés. Le cas de la réalisatrice hongroise Idliko Enyedi est particulièrement intéressant : obtenant la Caméra d’Or en 1989 avec Mon XXème Siècle, puis tournant cinq films non distribués en France, elle a reçu l’Ours d’or de Berlin avec le très beau Corps et Ame. L’Histoire de ma femme, avec Léa Seydoux et Louis Garrel, sera en tout cas le film le plus long de la compétition, n’arborant pas moins de 2h49 de durée.
Jeune réalisatrice d’une quarantaine d’années, Mia Hansen-Love n’est jamais venue en compétition, ayant fréquenté la Quinzaine des Réalisateurs (Tout est pardonné) et Un Certain Regard (Le Père de mes enfants). Bergman Island, bénéficiant d’une distribution internationale (Mia Wasikowska, Vicky Krieps, Tim Roth, Anders Danielsen Lie), sera donc l’occasion de sa première venue.
La sensation à venir viendra très certainement de Julia Ducournau, A la Semaine de la Critique, en 2015, elle avait remué les coeurs avec Grave, son premier film. Titane lui donne l’occasion d’une entrée en fanfare en compétition, en compagnie de Vincent Lindon. Tous nos voeux l’accompagnent.
En cette période post #MeToo et post-charte 50/50, il n’est sans doute pas innocent que trois des outsiders les mieux placés soient des femmes réalisatrices. Rares ont été les sélections présentant une délégation féminine aussi fournie en compétition (quatre femmes en comptant aussi Catherine Corsini).
Enfin, à des titres divers, Nadav Lapid (Synonymes), Kirill Serebrennikov, le réalisateur de Leto, Sean Baker (on se souvient avec émotion de The Florida Project), Ryusuke Hamaguchi et Joachim Trier (venu une fois en compétition avec Back Home) peuvent créer la surprise.
Les fortes cotes
A priori, uniquement le fait de participer à la compétition représente déjà une victoire pour ces outsiders à très forte cote. Pourtant, à l’occasion d’un film très réussi, les festivaliers ne se trouvent pas à l’abri d’une grande surprise. Sept metteurs en scène sont ainsi concernés : le marocain Nabil Ayouch, le réalisateur de Much Loved qui présentera Haut et Fort, le finlandais Juho Kuosmanen (Compartment N° 6), la française Catherine Corsini (La Fracture), le belge Joachim Lafosse (Les Intranquilles), le tchadien Mahamat-Saleh Haroun (Lingui), l’australien Justin Kurzel (Nitram) qui avait déjà présenté sur la Croisette sa version de Macbeth et l’habitué Sean Penn (Flag Day) qui se relève enfin de la débâcle de The Last Face, en espérant qu’il revienne à son inspiration initiale de The Crossing Guard ou The Pledge. Personne ne les attend véritablement aujourd’hui mais en cas de film(s) réussi(s), leur(s) film(s) peu(ven)t se transformer en mascotte coup de coeur pour le public cannois. Et dans ce cas-là, tout peut arriver…
Les autres sections
On notera que la section Un Certain Regard retrouve sa vocation initiale d’accueillir les jeunes réalisateurs et de mettre en avant l’expérimentation et le travail formel. Bonne mère, le deuxième film d’Hafsia Herzi, y figure parmi dix-huit autres films de jeunes metteurs en scène.
Une nouvelle section est donc créée pour présenter les oeuvres de cinéastes confirmés qui ne trouvent pas leur place en Sélection Officielle. On y trouvera les nouveaux films de familiers de la Croisette, Mathieu Amalric (Serre-moi fort), Andrea Arnold (Cow), Arnaud Desplechin (Tromperie), Hong Sang-soo (In front of your face), Kornel Mundrunczo (Evolution), Oliver Stone (JFK revisited : through the looking glass). On pourra également voir dans cette section le tout premier film de Charlotte Gainsbourg, Jane par Charlotte, hommage à sa mère Jane Birkin.
Si l’on rajoute en hors compétition un documentaire de Todd Haynes sur The Velvet Underground, Aline de Valérie Lemercier, en séance de minuit Bac Nord de Cédric Gimenez, et parmi les séances spéciales les nouveaux Sergei Loznitsa et Karim Ainouz, autant dire que le programme s’avère extrêmement copieux et qu’il sera très difficile d’être déçu par Cannes cette année.