Les États sont obsédés par l’arrivée de migrants, et quand ce n’est pas dans des bateaux à traverser les mers qu’ils meurent, c’est aussi dans des montagnes trop froides où ils tentent de s’enfuir qu’on retrouve leur corps mort congelé. Entre les Alpes françaises et italiennes, les frontières à passer, les chasses à l’homme continuent d’exister, par les agents de l’État comme par des êtres mus par leur souci nationaliste, devenus de violents activistes [Génération identitaire] à l’encontre de ceux qui viennent polluer leur paysage français. On se souvient de leurs dérives même vis-à-vis de l’agriculteur français, Cédric Herrou, qui avait tenté d’aider des sans-papiers à ces mêmes frontières. C’est in medias res que le film nous fait entrer, en plan-séquence, dans un moment de crise durant lequel des migrants, recherchés, retrouvés, sont délogés par la police : cris, pleurs, mouvements de caméra, et au milieu fuit Chehreh, une femme afghane (et que l’on connaît bien déjà pour son rôle dans Les Nuits de Mashhad d’Ali Abbasi). Au même moment, Samuel, un Denis Menochet transformé depuis son rôle de Peter von Kant (F. Ozon) est obsédé par le récent décès de son épouse, dans l’accident d’une voiture qu’il conduisait dans leurs Alpes (françaises) enneigées. Lui reste sa petite fille, Léa, et l’aide de son frère pour s’en occuper. L’homme, gras, barbu, taciturne, à la violence qui sourd, voit, lors de son trajet en car pour retourner dans le chalet familial à la frontière italienne, des migrants arrêtés et maltraités par des policiers pas très tendres, tableau complété par sa rencontre avec Stefano, le fils du patron d’un bar qu’il fréquentait, et ses deux acolytes, Justine et Victor, prêts à lancer leur chien sur ceux qui ne se trouvent pas du bon côté du pays… Évidemment, Chehreh se réfugiera dans le chalet de Samuel, et entre eux finira par se nouer une relation d’entraide comme de tendresse, à fuir à travers monts des démons humains voulant leur peau. Une histoire de survie dont Guillaume Renusson nous offre le récit à travers son premier long métrage, Les Survivants.
Entre les Alpes françaises et italiennes, c’est une traque qui commence à la poursuite du bon et de la belle, par des truands modernes…
Sur le papier, ce drame social très actuel aurait pu tout avoir pour plaire, depuis le choix des décors, des acteurs, et celui de faire s’entrelacer deux tragédies, celle des pertes : quand Samuel tente de réparer sa jambe de l’accident, cherche et fuit à la fois le fantôme de sa femme, range un lieu inhabité ou bloque sur un blouson pendu esseulé, tente d’accepter l’injustice d’une séparation, Chehreh tente de lutter contre des conditions de vie difficiles, recherche un mari perdu en Grèce, vient trouver refuge dans ce même lieu esseulé, comme une proie facile (féminine, frêle, pas encore francisée malgré son bon français). Ainsi les images s’attachent-elles à des objets symboliques, un vêtement, des clés, comme à des gestes tels que réchauffer, simplement se regarder, près d’un feu allumé. C’est donc ici l’histoire d’une rencontre, entre une belle et une bête, respectivement prêts à tout pour s’en sortir, dans un présent douloureux, comme c’est aussi l’histoire de deux passés, que les personnages peinent à oublier même si les dialogues sont limités. Samuel parle en effet moins que Chehreh, dont on apprendra l’origine, le métier, le parcours, lui devient un homme, qui agit enfin. C’e sont également des portraits qui sont ébauchés depuis le sauvage endeuillé, la sans-papiers cultivée, la haine de jeunes militants d’extrême-droite dans leur 4/4 ou leur moto à neige à traquer l’immigrant et l’ami : on est Chez nous, c’était déjà Lucas Belvaux cinq ans plus tôt, cinq fois plus concentré. Si l’ensemble n’est pas approfondi à la même hauteur, puisque le film se concentre sur la fuite et la traque qui s’en suit de Samuel et Chehreh, il accorde tous ses honneurs au personnage du sauveur, grandement incarné par Denis Menochet, qu’on accompagnera mentalement malgré son impénétrabilité, physiquement avec tous les exploits qu’il réalise, et affectivement dans le retour à des émotions – sourire, s’attendrir, pleurer – qui le traversent à la manière d’une résilience, et aussi dans un plan-séquence de 13 minutes… Mais…
Histoire de pertes et de deuils, de rencontres et de résiliences, de passé et de présent, dans un monde blanc mais non moins noir moralement…
Mais, on se demande quand même pourquoi ce premier film mélange autant les genres, du drame social actuel au thriller éprouvant dans ce paradis humain mais sale [on est loin d’After blue de B. Mandico et de la quête des errantes versus les survivantes au même niveau de violence] bien que blanc de neige en passant par le western (contemporain) inversé, dans lequel on reconnaît au moins cinq des grands critères du genre qu’a recensé André Bazin : les paysages splendides mais austères pour décor, qui se traversent ici à pied et non à cheval dans le froid glacé de la neige qui constitue un obstacle contre lequel il faut lutter ; l’opposition entre l’étranger qui constitue la menace et implique que le territoire soit protégé, ici il ne s’agit pas d’un shérif mais ce sont des êtres anonymes venus pourchasser à trois contre deux, les faibles sans arme ; en conséquence de la traque, des bagarres dans lesquelles ici des fusils ont remplacé les revolvers, quand ce ne sont pas des corps-à-corps brutaux et ultra violents à se mettre en sang ; le choix des héroïnes féminines, distinguées, à protéger, et dignes d’être aimées telle que cette institutrice afghane ; enfin les stéréotypes de bons et de méchants, on finit par croire à Samuel, héros sans travers face aux bandits extrémistes sans foi ni loi. Pour ce faire, ce seront pléthore d’actions à la charge de Samuel, pour sa survie et celle de celle qu’il prend par transfert sous son aile – alors même qu’il a survécu à un premier accident, et à une perte amoureuse –, en luttant, sans boire et sans manger, contre le froid, le gel, la fatigue, la traque avec une jambe abîmée, un chien, et des coups reçus sur tout le corps, le tout aggravé par une musique (de Rob) expressive, anxiogène et à tendance électronique. Ce serait un peu The Revenant (A. González Iñárritu) et l’exploit non plus de Leonardo di Caprio mais de Denis Menochet, dans Le Grand Silence (S. Corbucci) !
Pris entre le thriller, le western, le film survivaliste et le drame social, le mélange des genres finit par s’évanouir dans la blancheur de ses décors…
Et, on se demande encore, pourquoi le réalisateur n’a pas choisi et assumé soit le mélo soit le genre fantastique, lorsqu’on retrouve les deux héros, récupérés par le directeur d’une association de migrants sur le bord de la route, alors que cette fois-ci c’est le personnage féminin qui viendra en aide à son sauveur, dans une voiture qui évite les policiers, les amène à Briançon dans le camp des réfugiés, où Samuel se retrouvera guéri comme par miracle, mais de nouveau seul, l’amie ayant été embarquée dans un train pour traverser la France du Sud au Nord vers Paris avec d’autres sans-papiers, et recommencer une vie jusqu’à la saison nouvelle. Heureusement, dans le blouson – de sa feu femme –, elle lui a symboliquement laissé ses clés : il pourra donc rappeler sa fille, lui dire qu’il aime, retourner dans sa maison, et vivre plus sereinement en acceptant d’avoir été un homme (!) capable de sauver une femme… jusqu’à la saison nouvelle. Un peu à la manière de Guillaume Renusson qui a dû attendre de passer plusieurs saisons pour finir un film commencé à l’aube de la crise sanitaire et repris plus de dix mois après : alors c’est peut-être une métaphore du virus contre lequel on a pu finalement échapper, mais surtout contre lequel il faut lutter, métaphore d’une réalité politique bien moins maîtrisée… Alors, film de survivants, choix d’un cinéaste survivant, actrice survivant à un pays devenu totalitariste, film survivant à une crise, à quand un prochain second film plus vivant.
RÉALISATEUR : Guillaume Renusson NATIONALITÉ : France GENRE : drame social actuel AVEC : Denis Menochet, Zar Amir Ebrahimi, Luca Terraciano, Oscar Copp, Victoire Du Bois, Guillaume Pottier, Roxanne Barazzuol, Bastien Ughetto DURÉE : 1H34 DISTRIBUTEUR : Ad Vitam SORTIE LE 4 janvier 2023