Ce diptyque de Koji Fukada a été sélectionné en compétition au Festival de Cannes 2020. L’annulation de cette édition pour cause de pandémie de Covid-19 ne devrait pas vous détourner de voir cette oeuvre magnifique, adaptée du manga The Mark of Truth (Honki no Shirushi) de Mochiru Hoshisato. On ne sait trop où ranger cette oeuvre hybride car il s’agit en fait de la version cinéma d’une série télévisée en dix épisodes, un peu de la même manière que Carlos d’Olivier Assayas ou L’Hôpital et ses fantômes de Lars Von Trier qui a connu une sortie au cinéma sous le titre The Kingdom. En travaillant le montage et le mixage sonore, Koji Fukada a condensé dix épisodes de 23 minutes en deux parties de deux heures chacune, Ce faisant, il a réussi une oeuvre magistrale sur les divers visages de l’amour et la notion de sacrifice, au sens quasiment dostoievskien.
Entre ses deux collègues de bureau, le cœur de Tsuji balance. Jusqu’à cette nuit où il rencontre Ukiyo, à qui il sauve la vie sur un passage à niveau. Malgré les mises en garde de son entourage, il est irrémédiablement attiré par la jeune femme… qui n’a de cesse de disparaître.
Dans ce très beau film, Fukada impose une vision tragique et chaotique de la vie qui peut davantage concilier des versants complètement opposés de l’existence.
Le cinéma japonais est dominé depuis quelques décennies par l’hégémonie des K (Takeshi Kitano en perte récente de vitesse, Hirokazu Kore-eda et Naomi Kawase). On pensait que dans la génération des 40-50 ans, Ryusuke Hamaguchi presque seul à relever le flambeau (Passion, Senses, Drive my car). On a peut-être trop rapidement oublié Koji Fukada (et peut-être aussi Katsuya Tomita encore moins connu) qui, depuis quatre ou cinq films (Hospitalité, Au revoir l’été, Harmonium, Le Soupir des vagues, L’Infirmière) creuse son sillon et impose son style discret mais prégnant.
Sur le papier, Tsuji hésite entre trois femmes, comme Gaspard dans Conte d’été d’Eric Rohmer : Naoko, sa supérieure hiérarchique dans une entreprise de jouets et de jeux d’artifice, avec qui il vit maritalement de manière clandestine par rapport à son service ; Minako, sa collègue, avec qui il couche de temps en temps ; et enfin Ukiyo, une femme mystérieuse et imprévisible, dont il a fait la connaissance par hasard près d’un passage à niveau de voie ferrée. Néanmoins, l’ambiance est bien différente des films rohmériens, puisque l’histoire se situe dans un cadre de thriller, avec intervention de mafieux. Il ne s’agit pourtant d’un cadre car la principale interrogation de Fukada consiste à interroger la signification de l’amour (The Real thing, titre originel de l’oeuvre). Tsuji va passer le plus clair de la première partie de l’oeuvre à essayer de sauver Ukiyo de toutes les difficultés (dettes envers des proxénètes, ex-mari encombrant, etc.) qui l’accablent. Comme l’énonce un des mafieux, pourquoi le fait-il, alors qu’il n’a même eu de relation charnelle avec Ukiyo? Serait-ce parce que c’est la seule manière de rompre avec la monotonie et la banalité de sa vie?
D’un autre point de vue, Fukada a réussi à briser l’image de la femme tentatrice et manipulatrice, qui est souvent le cliché de la femme fatale dans ce type d’histoires. Ukiyo n’est pas une femme fatale mais une femme « normale », prise entre Charybe et Scylla, des désirs contradictoires et antinomiques. D’une part, elle est attirée par Tsuji mais ne souhaite pas chambouler sa vie ; d’autre part, elle ne peut s’empêcher de l’appeler à l’aide. Paradoxalement, quand elle le sent complètement disponible, elle se détache, préférant sauver quelqu’un d’autre. On se trouve donc davantage en présence d’une histoire truffaldienne, assez proche de La Femme d’à côté, et son fameux « ni avec toi, ni sans toi » que de l’impossible choix rohmérien de Conte d’été. Les deux protagonistes de l’oeuvre fukadienne sont des personnages dostoievskiens, se contredisant et changeant d’avis d’une scène à l’autre, voire même au sein de la même scène. Contrairement à Hamaguchi qui a une vision plus sage et quotidienne des relations interpersonnelles, Fukada impose une vision tragique et chaotique de la vie qui peut davantage concilier des versants complètement opposés de l’existence.
Côté durée, en dépit des quatre heures de film qui passent comme un éclair, Fukada parvient à maintenir un intérêt constant grâce aux rebondissements de son histoire et à son style constant et implacable. On ne saura jamais si Suis-moi je te fuis – Fuis-moi je te suis aurait pu remporter la Palme d’or en 2020, tout comme d’ailleurs True Mothers qui l’aurait également méritée. Quoi qu’il en soit, avec ces films de Fukada, Kawase et Hamaguchi, le cinéma japonais se trouve dans une période de plein épanouissement,
RÉALISATEUR : Koji Fukada NATIONALITÉ : japonaise GENRE : drame, romance AVEC : Win Morisaki, Kaho Tsuchimura, Shosei Uno DURÉE : 3h53 (1h49 + 2h04) DISTRIBUTEUR : Art House SORTIE LE 11 mai 2022