Avec Silence, Martin Scorsese atteint le sommet spirituel et thématique de son oeuvre cinématographique. Après La Dernière Tentation du Christ et Kundun, Silence représente sans doute la troisième et dernière étape d’un parcours intellectuel: doute et remise en question du dogme catholique (La Dernière Tentation), recherche de la sagesse dans l’antithèse bouddhiste (Kundun) et synthèse de la libération du dogme face à l’oppression bouddhiste (Silence). De plus, dans cette trilogie mystique qui constitue un chapitre à part, imperium in imperio, dans son oeuvre, Silence représente un achèvement artistique d’une rare maturité, rendant un bel et profond hommage au cinéma japonais, voire également au cinéma européen.
A une des projections en avant-première de La Dernière Tentation du Christ, l’archevêque de l’Eglise épiscopale a donné à Scorsese le roman de Shusaku Endô, romancier japonais de confession catholique. Depuis 1990, Scorsese rêve de porter ce roman à l’écran. Il aura mis 27 ans pour y arriver, faisant de Silence un peu la quête et l’aboutissement de toute une vie de cinéaste. Dans ce film, en 1640, deux jeunes missionnaires portugais, Sebastian Rodrigues (Andrew Garfield) et Francisco Garupe (Adam Driver) sont envoyés au Japon à la recherche de leur professeur Christovao Ferreira (Liam Neeson) dont la rumeur prétend qu’il a apostasié, c’est-à-dire trahi la religion catholique, et s’est converti au bouddhisme. A partir de là, Scorsese nous montrera les pérégrinations des deux missionnaires, plus particulièrement du père Rodrigues, sur cinquante ans, et ses tentatives pour faire survivre sa foi dans un monde japonais qui y est hostile.
Foi et cinéma, La foi par le cinéma, le cinéma par la foi : Silence ne pouvait en être une plus belle illustration.
Dès le départ, le spectateur comprend que Scorsese a complètement renouvelé son style dans Silence. Au vacarme assourdissant et électrique des Affranchis, Casino ou du Loup de Wall Street, succède la beauté d’un film débarrassé de toute musique. En dépit de cette absence étonnante de musique extra-diégétique, la bande sonore est d’une densité et d’une complexité très travaillées: Silence commence par le chant des cigales et se termine par le lent ronronnement des vagues. Avec ce film, Scorsese, cinéaste de la ville, se réconcilie enfin avec la nature et la montre dans toute sa magnificence. Les paroles des dialogues qui prennent tout leur sens et leur poids se fondent dans le silence frissonnant du vent. Cette éradication de la musique démontre l’étendue du pari expérimental, sensoriel et moderne de ce film, récusant totalement l’accusation d’une esthétique désuète et vieillotte.
Pour Silence, Scorsese tourne le dos à son style habituel: pas de montage frénétique, de mouvements de caméra spectaculaires, d’arrêts sur image ou de ralentis insistants (hormis une seule fois lors de l’apostasie). Au contraire, contexte oblige, il rend un bel hommage stylistique à la solennité et à la noblesse picturales du cinéma japonais, en particulier Kurosawa pour l’esthétique générale et Mizoguchi pour quelques films en particulier (le passage en barque évoque irrésistiblement l’équivalent dans Les Contes de la Lune vague après la pluie, tandis que l’inquisiteur Inouè peut vaguement rappeler en moins cruel l’Intendant Sansho). En plus du cinéma japonais, c’est le néo-réalisme rossellinien qui est également convoqué à cette fête esthétique, grâce à l’arrivée sur l’île, cf. Stromboli. D’un point de vue narratif, la narration en voix off du père Rodrigues sur ses tourments existentiels et religieux apparaît comme un héritage de Robert Bresson (Pickpocket et surtout Le Journal d’un curé de campagne). Thématiquement, le silence de Dieu renvoie aux obsessions bergmaniennes du Silence ou des Communiants. Sinon, de manière fugitive, certains plans sont des citations directes de films: l’exécution de chrétiens japonais vue de la cellule du père Rodrigues rappelle le pénultième plan de Profession Reporter de Michelangelo Antonioni; quant au dernier plan de Silence, dont on ne révèlera pas ici la teneur, il évoque le dernier plan de Citizen Kane, ni plus ni moins, s’approchant de la profondeur d’un secret.
Silence parle avant tout de cela, du fait de croire en quelque chose, pour continuer à survivre, même si l’expérience ne relève pas forcément du religieux.
Scorsese semble s’être assagi sur ce film mais sagesse ne signifie pas affadissement mais bien au contraire, sérénité artistique et pleine possession de ses moyens. Il a fallu pour Scorsese arriver à Silence pour comprendre que les effets de manche n’étaient pas forcément nécessaires pour la mise en scène d’un film et que tout un film pouvait constituer un échafaudage classique autour de quelques scènes-clés, uniquement pour les mettre en valeur: certaines séquences sont ainsi purement d’anthologie comme la crucifixion sur la plage, l’exécution des chrétiens japonais vu de la cellule du père Rodrigues, déjà évoquée, le sacrifice du père Garupe, la séquence de l’apostasie ou celle de la fin. Néanmoins les plus belles séquences sont filmées en simple champ-contrechamp, comme si Scorsese avait enfin compris qu’il n’était nul besoin de bouger sa caméra dans tous les sens pour atteindre un summum d’intensité et d’émotion: la discussion entre le père Rodrigues et l’Inquisiteur, les retrouvailles entre le père Ferreira et le père Rodrigues ou encore cette scène où ces deux personnages trient des objets en chrétiens ou non chrétiens, sont des splendeurs absolues.
Silence évoque pourtant le reste de la filmographie de Scorsese par la thématique du fanatisme déjà présente dans Taxi Driver (ici ce sont les bouddhistes qui, à contre-emploi de Kundun, occupent le rôle de tortionnaires intolérants) et surtout par le véritable duo du film qui va progressivement éclipser celui formé par Rodrigues et Garupe, le tandem constitué par le père Rodrigues et Kichijiro, le prêtre et le traître, figures renvoyant à d’autres duos célèbres de Scorsese de saints et de traîtres (par exemple Ace Rothstein et Nicky Santoro dans Casino ou évidemment les figures archétypales de Jésus et Judas dans La Dernière Tentation). Kichijiro ne cessera de trahir le père Rodrigues et de se repentir, ce qui l’amènera à chaque fois à se confesser devant ce dernier et à réveiller paradoxalement sa foi dans un étrange effet dialectique de vases communicants.
Avec Silence, Scorsese arrive à détacher la foi en tant qu’acte d’amour salvateur, de la religion institutionnalisée, totalement dévorée par les signes d’apparat et les fétiches.
Par rapport à la trilogie mystique, d’un point de vue cinématographique, Silence constitue un véritable aboutissement, étant tenu de bout en bout par son intensité et son émotion, alors que La Dernière Tentation, très inégal, vaut surtout pour le twist de sa dernière demi-heure ou Kundun par l’aspect de mosaïque océanique, de poésie musicale portée par la bande originale somptueuse de Philip Glass. Silence fascine et obsède par sa dimension d’expérience sensorielle et la multiplicité de sens qu’il recèle. Il gagne à chaque nouvelle vision. Néanmoins ce film n’a pas été un succès en salles, certains critiques lui ont été réfractaires mais le temps lui rendra certainement justice.
Le principal reproche émis par des critiques contre ce film consiste en un soi-disant prosélytisme de la religion catholique à travers le martyre des missionnaires portugais et des chrétiens japonais. Rien n’est pourtant plus faux. Cette position omet complètement la véritable situation de Scorsese par rapport à la religion catholique: « Quand La Dernière Tentation est sorti, j’ai été très affecté d’entendre certaines personnes affirmer que ce film était une insulte à leur foi. Je n’ai jamais eu l’intention d’ébranler la foi de qui que ce soit. Si vous avez la foi, c’est très bien. Personnellement, je suis en lutte permanente avec moi-même pour savoir si j’ai la foi ou non. Mais il y a une différence entre avoir la foi et poursuivre une certaine quête spirituelle -une grande différence ». Dans Silence, Scorsese ne cherche pas à promouvoir à tout prix la religion catholique. Il y montre des chrétiens qui ont souffert par la faute de bouddhistes et ce faisant, essaie ainsi de trouver l’essence de la foi. Il avait montré dans La Dernière Tentation ce paradoxe d’un être à la fois homme et Dieu en la personne de Jésus-Christ ; ensuite dans Kundun, il tentait d’approcher le mystère d’une vie entièrement vouée à la spiritualité, celle du Dalaï-Lama; enfin dans Silence, il renvoie dos à dos catholicisme et bouddhisme pour parvenir à dégager l’essence de la religion. Car, dans Silence, il ne s’agit pas uniquement de montrer de méchants Japonais bouddhistes face à des chrétiens portugais ou japonais martyrisés. Le film apparaît bien plus complexe que cela. Autant il réprouve la torture des chrétiens par les bouddhistes, autant il condamne l’attitude des catholiques qui préfèrent continuer à afficher leur foi chrétienne plutôt que de sauver des vies en apostasiant. Comme le dit le père Ferreira au père Rodrigues, « Si le Christ avait été à ta place (devant les paysans suppliciés) il aurait agi, il aurait apostasié ». Sauver des vies, aider son prochain est bien plus important que d’arborer les attributs de sa foi. De même, dans cette magnifique discussion entre Ferreira et Rodrigues, le premier explique que les bouddhistes vénèrent la nature et que d’une certaine manière, leur Dieu est le Soleil qui se lève tous les jours, alors que le Dieu des catholiques n’est qu’un homme. Pour Scorsese, il ne fait pas de doute, vu la manière dont les arguments sont exposés, que les bouddhistes se trouvent davantage dans le vrai, et nous incite à le penser, ce qui va à l’encontre d’une démarche prosélyte en faveur de la religion catholique.
L’objectif de Scorsese est différent dans cette trilogie mystique et en particulier dans Silence, film-somme de son oeuvre qui semble contenir tous les autres. Il s’agit de faire accomplir au spectateur un voyage spirituel. Scorsese a déclaré : « si j’arrive enfin à réaliser Silence, il n’y aura aucun personnage féminin. Mais c’est un film sur l’amour- sur l’amour lui-même. Et sur le fait de savoir ravaler son ego, ravaler son orgueil. Sur l’essence du christianisme« . Avec Silence, Scorsese arrive à détacher la foi en tant qu’acte d’amour salvateur, de la religion institutionnalisée, totalement dévorée par les signes d’apparat et les fétiches. Pour Scorsese, la vie est un acte d’amour et de foi. Silence parle avant tout de cela, du fait de croire en quelque chose, pour continuer à survivre, même si l’expérience ne relève pas forcément du religieux. Il n’existe nul besoin d’être croyant en la religion catholique pour apprécier Silence. Un athée ou un agnostique pourrait très bien s’y retrouver et s’identifier à cette quête spirituelle. La problématique de Silence dépasse donc largement la religion, la foi pouvant être également un témoignage de passion pour le cinéma. Pour Scorsese, sa religion est le cinéma et il continuera à y croire, même s’il doit parfois faire semblant de faire des films commerciaux (Les Nerfs à vif, Shutter Island, Les Infiltrés, Le Loup de Wall Street) pour faire des films auxquels il tient (A tombeau ouvert, Silence). Comme il l’exprime à la fin de son Voyage à travers le cinéma américain, « En fait, quand j’étais un peu plus jeune, il y avait un autre voyage que je voulais entreprendre: celui de la religion. Je voulais devenir prêtre. J’ai pourtant bientôt réalisé que ma véritable vocation était le cinéma. Je ne vois pas de différence entre l’église et le cinéma, le sacré et le profane. Il doit y avoir, bien sûr, de grandes différences, mais pour ma part, je vois aussi de grandes similarités entre une église et une salle de cinéma. Toutes deux sont des lieux de rassemblement où l’on partage une expérience commune. Je crois qu’il y a du spirituel dans le cinéma, même s’il n’est pas de nature à concurrencer la foi. […] C’est comme si le cinéma répondait à une très ancienne quête de l’inconscient collectif. Les films répondent à un besoin spirituel qu’ont les hommes de partager une mémoire commune« . Foi et cinéma. La foi par le cinéma, le cinéma par la foi : Silence ne pouvait en être une plus belle illustration.
RÉALISATEUR : Martin Scorsese NATIONALITÉ : américaine AVEC : Andrew Garfield, Adam Driver, Liam Neeson GENRE : drame, historique DURÉE : 2h42 DISTRIBUTEUR : Metropolitan FilmExport SORTIE LE 8 février 2017