Qui a dit que l’expressionisme allemand était mort ? Dans son dernier film Hinterland, le cinéaste autrichien Stefan Ruzowitzshy ressuscite le mouvement cinématographique de l’entre-deux-guerres. En résulte une œuvre à l’esthétique dense et affirmée qui fait magnifiquement oublier la faiblesse du scénario.
Peter Perg s’en va t-en (dehors) de la guerre
« La guerre au cinéma » ressemble à un sujet de mémoire. Sans doute a-t-il déjà été fort bien traité. On ne compte plus, en effet, les ouvrages et autres classements évoquant les films qui parlent de la guerre. Depuis ses débuts, l’invention des Frères Lumière n’a cessé de documenter et de mettre en scène les conflits armés. De D.W. Griffith (Coeurs du monde, 1918) à Jean Renoir (La Grande illusion, 1937) en passant par Joseph Losey (Pour l’exemple, 1964) et Sam Mendes (1917, 2019), la guerre constitue un passage obligé pour tout grand cinéaste qui se respecte. Il semble que le sujet soit inépuisable. La liste des œuvres qui l’évoquent ne cesse de s’allonger à mesure que les années passent. 2022 n’a pas failli à la règle. Le 28 décembre dernier est sorti Hinterland. Réalisé par le cinéaste autrichien Stefan Ruzowitzky, le film critique l’atmosphère délétère qui règne à Vienne au lendemain de la Première Guerre Mondiale.
Après quatre ans de conflit meurtrier, dont deux passés dans un camp en Russie, Peter Perg et ses hommes rentrent chez eux, à Vienne, par bateau. Accoudés au bastingage, ces derniers aperçoivent sur l’une des rives du Danube un cimetière. Ce sont les « assassinés, les suicidés et les meurtriers qui sont là-bas », annonce l’un des soldats. Autant de personnes indésirables dans la nouvelle société viennoise, ajoute celui-ci. Cette anecdote, située au début de l’histoire, donne le ton à ce qui va suivre. Hinterland est un film sur la naissance et la mort d’un monde qui – quoi qu’il fasse – est sur le déclin. L’Empire Austro-Hongrois n’est plus. Peter Perg apprend que l’Autriche est maintenant une République. Ayant défendu son pays dans les tranchées, le personnage est certain d’obtenir une compensation financière de la part de l’État. Ce dernier refuse pourtant de récompenser ces anciens combattants. Pour le nouveau gouvernement, la guerre est finie. Il faut passer à autre chose. Les soldats sont mis à la porte sans autre forme de reconnaissance que celle d’avoir servi leur pays (gratuitement).
Dans son infinie mansuétude hypocrite, l’État indique aux soldats qu’il existe un hospice qui accueille les plus nécessiteux. Peter Perg se sépare à regret de ses compagnons de fortune laissés sur le carreau. S’il est riche et possède une belle demeure avec domestique, située dans le centre de Vienne, le personnage n’est plus que l’ombre de lui-même. Vienne a changé. La ville s’est transformée. Quelque chose dans l’air n’est plus le même. Le nationalisme rôde. Sa folie est déjà à l’oeuvre, s’infiltre dans les esprits, distille son poison. Les bolchéviques, ces « rouges » comme on les appelle communément, sont traqués, pointés du doigt par l’État. Les nouveaux tenants du gouvernement en place regrettent la poigne de l’Empereur. Aussi, la République et ses valeurs intéressent-elles peu les nouveaux fonctionnaires, désireux de restaurer la grandeur d’antan. Peter Perg peine à reconnaître l’Autriche. Son destin bascule lorsque la police découvre le cadavre mutilé d’un homme. Avant de s’engager sur le front, Peter Perg était médecin légiste dans le civil. Ce dernier est très vite sommé de reprendre du service par la police à mesure que les meurtres s’accélèrent
Une œuvre à la beauté expressionniste
Le film emprunte la route ultra-référencée du thriller. L’histoire paraît, en ce sens, assez banale. L’enquête policière sur laquelle l’oeuvre repose ne réinvente pas les codes du genre. La dernière scène impose la confrontation du héros avec le tueur en série. Les meurtres obéissent à un mode opératoire ainsi qu’à une mise en scène macabre. Celle-ci renferme, comme à l’accoutumée, un mystère qui révèle autant qu’il cache la clé du mystère. Ce n’est certes pas dans son scénario que Hinterland doit sa spécificité. L’oeuvre déploie une esthétique inspirée par l’expressionnisme allemand. Le générique, constitué de tableaux animés, s’affirme comme un clin d’oeil au Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920).
Dès le début, sur le bateau qui les mènent à Vienne, les soldats semblent être entourés par un décor de carton-pâte. Faire apparaître l’artifice, voire en faire un personnage à part entière du film, confère à l’image une dimension proprement surnaturelle. Cette impression se confirme par la suite. Les rues de Vienne apparaissent étonnamment tordues à l’écran. Le mobilier urbain est tour à tour anguleux et penché. Peter Perg est plongé dans un décor où les motifs géométriques sont poussés jusqu’à l’abstraction. Cet environnement est fait d’ombre et de lumière. La perspective y est écrasée. Seule subsiste cette impression de déambuler dans un soupirail à ciel ouvert. À l’instar du film de Robert Wiene, le décor possède évidemment une portée symbolique. Le décor tordu qui apparaît lorsque l’on entre dans Vienne peut être perçu de manière subjective.
Peter Perg revient de la guerre. Les dommages physiques qu’elle cause, qui sont d’ailleurs évoqués dans le film, sont aussi psychologiques. Le personnage est traumatisé par ce qu’il a vécu sur le front. Sa vision déformée de la ville répond peut-être aux images d’angoisse et de mort qu’il a vu au cours de la guerre. Le symbolisme du décor peut également trouver son origine dans une réflexion plus large. Au fond, ne faut-il pas être légèrement tordu pour envoyer des millions d’hommes à l’abattoir ? N’est-ce pas la société qui est tordue plus que son personnage principal ? La société autrichienne découvre l’entre-deux-guerres inconsciente des dangers qu’elle porte en son sein. Ce choix stylistique fascine l’oeil en faisant oublier la faiblesse du scénario. Le symbolisme typiquement expressionniste vient transpercer l’image pour s’imprégner dans la rétine du public. Hinterland tire, de fait, sa beauté et sa puissance de réflexion de son décor plus que de son assise scénaristique. C’est peut-être de cette façon qu’il renouvelle le genre du film policier et fait du dehors une voie d’entrée vers le dedans.
RÉALISATEUR : Stefan Ruzowitzky NATIONALITÉ : Autriche, Belgique, Luxembourg, Allemagne GENRE : Thriller AVEC : Murathan Muslu (Peter Perg), Liv Lisa Fries (Theresa Korner), Max Von Der Groeben (Victor Renner) DURÉE : 1h38 DISTRIBUTEUR : Eurozoom SORTIE LE 28 décembre 2022