Combien de clics faut-il pour franchir le détroit de Béring et rejoindre Détroit dans le Michigan ? Dans cet étroit bras de mer qui sépare l’Asie de l’Amérique du Nord, un fossé temporel et culturel. Il est lundi d’un côté, mardi de l’autre. Quelque part dans le district de Tchoukotka, l’arrivée inopinée d’Internet bouleverse le monde de Leshka, un jeune chasseur de baleines. Loin des toundras désertiques, une jeune femme flirte avec le monde. Son regard accroche la webcam, s’adresse-t-il à Leshka ? Un coup de foudre unilatéral frappe le cœur et l’esprit du jeune homme, il est prêt à tout pour retrouver sa dulcinée de l’autre côté du temps et de l’espace. Un premier film original et prometteur.
A l’extrémité nord-est de la Russie, la vie est à l’image du cadre : rude et austère. La terre à l’apparence stérile et aride ne laisse pas entrevoir d’autre avenir que celui-ci de chasseur de baleines. Dans un village Tchouktche, le jeune Leshka suit le chemin qui lui est tracé. Quand il n’est pas sur l’eau, il vît chez son grand-père, un homme qui prophétise chaque jour sa propre mort avec un étrange optimisme. Une délivrance heureuse qui ne vient pas : on ne s’échappe pas si facilement de ce territoire silencieux qui raisonne comme un retour permanent sur soi. Un nouvel horizon apparaît toutefois pour Leshka lorsque le village se connecte à la Toile. Dans un salon, les hommes s’agglutinent pour observer une jeune femme dévêtue. Une distraction pour la plupart des chasseurs, une véritable passion pour Leshka qui peine à distinguer le réel du numérique. Malgré les frontières, il en est convaincu : il doit rejoindre en Amérique celle qui lui fait perdre la raison.
Si le postulat de The Whaler Boy ressemble quelque part à un classique road-trip, la première œuvre du réalisateur russe Philipp Yuryev surprend toutefois par son regard riche et décalé. Sans rendre misérable ses personnages, il cultive une douce ironie pour dépeindre le monde contemporain. Des symboles du rêve américain ne reste que des chimères, un passé lointain dont Leshka découvre tardivement les contours. A une encablure des néons rassurants et des chaleureux diners américains, la réalité se cache dans de sordides rues : l’autre face d’un rêve aux allures de cauchemars. Dans un bâtiment quelconque de Détroit, HollySweet 999 envoute son public dans une chambre décorée de rose. Un décor pour une actrice, un travail pour gagner sa vie. La caméra s’éloigne du visage innocent de la camgirl pour dévoiler plusieurs spectateurs : des chasseurs de baleines en Sibérie orientale. Bien que le décalage soit complet, le parallèle ne manque ni d’intérêt, ni d’humour. Bercé par une lubie, Leshka vît toutes les aspérités des sentiments amoureux : le désir, l’attachement, la jalousie, l’incompréhension.
Sublimant les panoramas avec une photographie esthétique, le film laisse découvrir un cinéaste sensible à l’image. Tantôt dans une sincérité proche du documentaire, tantôt plus fantaisiste, The Whaler Boy fait de son décor atypique un personnage à part entière. A la fois immense et immuable, il a l’expressivité de ses habitants. La toundra s’étend inlassablement, laissant à l’esprit le soin de combler l’espace : vient par exemple se greffer au monde, sous la voix envoutante de Julee Cruise, d’impressionnants ossements de baleines. Cette utilisation des métaphores visuelles et des sonorités de Twin Peaks apporte un contraste lynchien, nourrissant l’expérience.
Surprenant de maîtrise, le premier long-métrage du cinéaste russe Philipp Yuryev envoute par son cadre atypique et son optimiste bienvenu. Plus qu’un récit initiatique sur l’amour, The Whaler Boy s’intéresse surtout à l’attachement à nos racines. Quel avenir pour nos traditions, notre territoire, nos idéaux ? Du rêve américain ne reste que des ossements, des figures dans l’imaginaire collectif. Au détroit de Béring où les fuseaux se croisent, Leshka regarde le passé en rêvant du futur.