Les deux documentaristes Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor nous avaient habitués à un cinéma aussi expérimental qu’original, on se souvient d’une précédente plongée dans les ténèbres de leur Léviathan. Paolo Moretti choisit d’intégrer leur nouveau documentaire dans la Quinzaine des réalisateurs, pour notre plus grande émotion : si les soignants ont été applaudis chaque soir en période de confinement Covid, le confinement à l’intérieur des corps humains durant près de deux heures a autorisé des acclamations de plus de vingt minutes durant, pour ceux qui avaient eu le « courage » (dixit Verena elle-même) de rester. Le titre du film emprunte à l’ouvrage scientifique, un traité d’anatomie, d’Andreas Vesalius, datant de 1542. Le Festival remettrait-il les corps à l’honneur depuis sa dernière Palme titanesque ? Et c’est bien dans ceux-ci que les plasticiens de formation nous invitent à entrer, en les traversant de façon immersive : depuis les organes jusqu’au cartilage, c’est un scanner – on pense ainsi à la fois à Mingiu et à son titre symbolique et référentiel R.M.N. qui faisait un scanner de l’état mental de son pays ou même au choix thématique de Cronenberg de traiter du body-art dans son Crimes of the future – de l’estomac, du pénis, de l’œil, de la prostate, du ventre, du cerveau, de colonne vertébrale qui nous est donné à voir, découvrir, appréhender, toucher presque. Le film commence ainsi dans des souterrains d’hôpitaux – deux principaux parisiens seront le théâtre de ces expérimentations visuelles, un travail de plus de cinq ans pour 500 heures de rushes –, caméra embarquée, où l’on suit des policiers accompagnés d’un chien, immersion dans ses poils fournis de sa tête à sa queue. Ici tout est sombre, et une voix féminine en monologue continu, qui provient de derrière une vitre où le flou se joue de notre compréhension, commente ce qui est en train de se passer au sein sans doute d’urgences durant la « promenade » qui n’en finit pas à parcourir le labyrinthe. Le ton sera donné, et contre toute attente, presque aussi politique que scientifique : ici il faut aller vite, les cas sont graves, les personnels manquent quand ce n’est pas le matériel, et les soignants compatissent au sort de ceux – malades, accidentés, des plus jeunes aux plus vieux – qui peuvent rester de 17h à 117 jours, se réparer ou quitter ce bas monde. Une fois passé ce premier cap, on peut monter les étages de l’institution hospitalière, aller vers encore plus de lumière – soit de connaissance – et entrer dans le vif du sujet, des organes au cartilage, entre les mains de chirurgiens, et tout le personnel soignant pour les accompagner, des êtres pas comme les autres et pourtant les mêmes. Question de karma ?
Monter les étages de l’institution hospitalière, aller vers encore plus de lumière – soit de connaissance – et entrer dans le vif du sujet, les organes, nos organes de pouvoir d’êtres vivants.
Ce sont en effet différents gestes médicaux que des plans ultra-précis nous montrent : suture de peau, aspiration des liquides, entaille, ablation, extraction, lavage, remplacement… au service de patients et patientes en souffrance, plus ou moins grave. Si chacun d’entre nous a pu tester via des examens (écho ou radiographie, I.R.M., coloscopie…) les différents matériels et notamment les caméras d’exploration préventive qui sont les terminaisons de tube pénétrant nos corps, c’est la première fois que l’on peut sa.voir ce qu’il se passe vraiment, qu’une telle technologie – une caméra de la taille d’un rouge à lèvres – ait pu le permettre est totalement épatant. Ainsi, ce sont nos propres territoires intérieurs que nous parcourons, des images radiographiées qui nous sont expliquées, des réflexions menées par les médecins sur la présence ou non d’une tumeur que nous entendons, parfois des conversations qui parlent de m2 de villa ou de mobilier Louis XVI, histoire de détendre l’atmosphère et l’état de ceux qui tiennent la vie des gens entre leurs mains. Collaboration, coopération, solidarité, matérielles avec les ciseaux, pinces, bistouris, aiguilles, marteau, et morales lorsque c’est un travail à quatre mains à l’intérieur d’une prostate, et attention ce peuvent être les chutes (sanguines) du Niagara. Les médecins ne manquent pas d’humour comme les cinéastes, et même s’ils sont généralement en hors champ, entendus par leurs mots, leur voix, parfois au loin, parfois inquiète, ce sont leur présence, leur concentration, leur compétence, soit leur professionnalisme qui finissent par être ressentis. Car dans cette traversée géo.graphico.physiologio.anatomique, on a l’impression d’assister à des co.naissances, surtout lorsque les patients, uniquement sous anesthésie locale, sont conscients et suivent de près le processus qui doit les sauver, ou sauver un enfant du ventre d’une mère qui risque l’infection. Les véritables héroïnes, en plus de la micro-caméra, sont les mains, la Mano di Dio avait dit l’autre (Sorrentino). Par elles, sont des bébés, qui naissent, des ados, qui sont cassés, des hommes qu’on trépane, des vieux qui déraillent – notamment deux mamies qui traversent indéfiniment des couloirs de chambre, l’une pressant l’autre, et un homme obsédé par l’heure et ne lâchant plus son soignant qui a besoin de s’en référer à un autre –, le parcours nous fait passer de situations liées à la maternité ou aux Ehpad, en passant par les urgences ou les soins de jour. Totalité. Comme celle de ce monde organique dans lequel les paysages, pourtant de pur réalisme, deviennent abstraits à la manière de tableaux picturaux qui laisseraient dire que l’essence précède l’existence, à la manière de ce plan sur un iris, regard caméra, à travers lequel une pince pénètre pour le nettoyer et y ajouter une nouvelle rétine… Hallucinant, et pourtant réel, même si le travail filmique – jeu des flous, sous exposition au point de ne plus rien voir – rappelle que cette auscultation, aussi documentée soit-elle, fait œuvre à l’image de celles opérées en hôpital.
Un monde organique dans lequel les paysages, pourtant de pur réalisme, deviennent abstraits à la manière de tableaux picturaux laissant dire que l’essence précède l’existence.
La longue scène finale de De Humani corporis fabrica, qui se déroule lors d’une fête de départ sur le tube symbolique de New Order, Blue Monday, détonne avec tout ce qu’on vient de voir, car elle est placée du côté de la banalité, finalement, qui n’est donc qu’humanité, on ne peut en vouloir aux cinéastes : il fallait bien ça pour digérer cette expérience artistique de haut vol, qui laisse tout espoir vis-à-vis de la science et de la médecine, de l’art et du cinéma, à savoir réparer les vivants, ils sont nombreux à être conscients que ce peut être encore possible… Hymne à la vie donc, hymne à la joie de pouvoir vivre, il n’y a rien de dégueulasse à le dire comme à le montrer !
RÉALISATEUR : Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor NATIONALITÉ : française AVEC : Les hôpitaux d'Ile-de-France et leurs personnels GENRE : Documentaire DURÉE : 1h58 DISTRIBUTEUR : Les Films du Losange SORTIE LE Prochainement