On pensait Jerzy Skolimowski perdu pour l’art cinématographique. Le cinéaste polonais de 84 ans avait annoncé sa retraite du cinéma et ne se consacrait plus qu’à la peinture. Spécialiste des retours surprises dans une carrière accidentée, parsemée de quelques chefs-d’oeuvres (Le Départ, Walkover, l’extraordinaire Deep End, le grinçant Travail au noir, le mutique Essential Killing) et de quelques rares gadins (Eaux printanières), il revient une nouvelle fois en pleine lumière, cette fois-ci au Festival de Cannes avec une variation sur le film culte, Au hasard Balthazar de Robert Bresson. On ne l’attendait pas encore capable de livrer avec EO (Hi-han pour les braiements de l’âne vedette) un OVNI expérimental, d’une folle jeunesse et d’une modernité confondante.
Eo, petit âne au pelage gris, au regard mélancolique et troublant, est choyé par sa maîtresse Kasandra, artiste de cirque, jusqu’au jour où des militants animalistes, le font « libérer » paradoxalement en l’envoyant dans une ferme dont il s’échappe. De là commence un périple solitaire, des champs polonais aux Alpes italiennes, où il sera confronté à la bêtise et l’absurdité de l’humanité.
EO ne démérite donc pas face à l’intouchable Au Hasard Balthazar, en en proposant une version moderniste, foutraque, sauvage, renversant les points de vue.
Dès les premiers plans, graphiques et expérimentaux, d’un numéro de cirque, Skolimowski montre qu’il a à nouveau envie de filmer. Très vite, dans EO, le spectateur se retrouve propulsé dans un maelstrom d’émotions et de sensations sans fin. Mais signe que Skolimowski ne fait plus (ou encore moins qu’auparavant) confiance à la parole comme instrument de communication, le personnage central du film sera donc un âne que l’on n’entendra guère s’exprimer, y compris dans son langage animal. Skolimowski confirme d’ailleurs ainsi que le silence est devenu pour lui la meilleure des alternatives pour survivre, ce que montrait déjà Essential Killing avec un Vincent Gallo quasiment muet. EO s’apparente davantage à une installation d’art contemporain, qu’à une oeuvre véritablement narrative. Skolimowski agit comme un peintre et saisit des flux visuels et sonores qui impactent sa toile cinématographique.
De son modèle avoué, Au hasard Balthazar, de Robert Bresson, « le seul film à l’avoir fait pleurer« , Skolimowski a surtout retenu l’opposition entre l’âne et le monde des hommes. Mais il en propose une relecture moderne : alors que Bresson réorientait subtilement notre regard pour nous proposer à travers les aventures de son âne, une métaphore existentielle de la condition humaine, plongée dans les cités de la douleur, Skolimowski en fait davantage un plaidoyer pour la condition animale (ces plans sur les animaux abandonnés à un sort funeste). Contrairement à Bresson qui accordait une place déterminante aux humains, en particulier Anne Wiazemsky, et à la musique entêtante de la sonate numéro 20 de Schubert, Skolimowski n’accorde à la pourtant remarquable Sandra Drzymalska (vue dans le très beau Sole) que la part congrue, tandis que la bande sonore retentit de fracas électro-punks. Pour montrer d’ailleurs que l’humanité ne se trouve pas au centre du film, rien de mieux que de consacrer uniquement trois plans à une Isabelle Huppert sortie de nulle part. Telle est la liberté souveraine de Skolimowski.
EO ne démérite donc pas face à l’intouchable Au Hasard Balthazar, en en proposant une version moderniste, foutraque, sauvage, renversant les points de vue. Ce n’est plus l’homme qui se trouve au centre de l’univers (et du film), imposant sa condition existentielle, mais l’animal, au coeur d’un maelstrom de sensations dont le spectateur pourra ne pas revenir indemne.
RÉALISATEUR : Jerzy Skolimowski NATIONALITÉ : polonaise-italienne AVEC : Sandra Drzymalska Isabelle Huppert GENRE : Drame DURÉE : 1h26 DISTRIBUTEUR : ARP Sélection SORTIE LE 19 octobre 2022