En 1961, suite à la découverte d’une faille dans le gouffre du Bifurto, des spéléologues piémontais arrivent dans le massif calabrais du Pollino : ils parviendront à descendre à près de 700 mètres. Dans le même temps, des villageois calabrais sont happés par le témoignage de la construction de la tour Pirelli à Milan ou quelque show de danseuses des programmes américains à la télévision cathodique partagée par le bar Cinzano. Et, le berger du coin, accompagné de son âne, observe, au loin, les chercheurs s’enfoncer dans la faille, entre deux ou trois cris de rappel à ses vaches. Ses rides montrent son passage du temps, et un accident cardiaque ne lui permettra pas d’assister à la fin des fouilles… malgré la bienveillance d’un membre de son proche entourage et la venue d’un médecin trimballé dans la montagne à dos d’âne pour l’ausculter de part en part. Une fin des temps ou un début de nouveau monde, Il Buco, qui vient jouer sur les espaces et les temporalités, nous projette, à la manière d’un grand cinéma, dans des champs et des au-delà de l’image, appelés par une présence sonore, non plus basée sur un langage (humain) mais une langue propre, ses sons, signes et symboles, aussi visibles qu’invisibles, au service d’une immersion de l’ordre du vivant et du vital.
Fin des temps ou début de nouveau monde, Il Buco vient jouer sur les espaces et les temporalités pour nous projeter dans la grande toile de la vie.
Comment caractériser ce film d’à peine une heure trente, pris entre les tableaux d’une société rurale éloignée des évolutions urbaines, aux airs aussi bucoliques que nostalgiques, et qui vient faire se confronter histoire (archives), science (recherche) et fiction (reconstitution) d’une expérience réelle menée 50 ans plus tôt mais dont le partage prend des airs plus qu’universels ? Les signes du temps passé, caractérisés par le travail artisanal des spéléologues (lampe frontale, corde, harnais, bougie, crayons à bois et papier, journaux d’époque, sans portable ni internet) viennent en effet rencontrer, dans un montage parallèle, les nouvelles lois économiques d’un pays européen en plein essor, qui, dans le même temps qu’il voit des tours s’élever, au service de l’image du capitalisme en train de naître, explore ses fondations, au service d’une vérité immuable de nos origines. C’est une sacrée métaphore (sexuelle ?) qui vient opposer la puissance d’un phallus (la tour) à la réalité d’une pénétration (la grotte) laquelle est d’abord prise en charge et en main par une femme, en habit de travail, cascadeuse de la roche et du glissement progressif du plaisir… de la découverte ! C’est ainsi des parois humides que l’on traverse avec elle, entre ombre et lumière, et parfois en clair-obscur, un papier journal allumé tombant au bout du tunnel vertical de la faille… Plus que picturales, les images de Michelangelo Frammartino s’intéressent aux trouées, aux percées, aux visions que le bout d’une lorgnette (ou d’une caméra) vient transcender, comme ses plans en témoignent : un animal, un camion sont alors visibles dans une géométrie de l’espace lui-même pris dans son immensité. Un montage parallèle fait se croiser la petite histoire d’un berger et sa mort prochaine avec l’expédition au centre d’une Terre italienne et sa fin de non-recevoir des humains. Ici le minéral, le végétal, l’animal et l’humain ne font plus qu’un, sans hiérarchie, et sans échec ni réussite, à seulement s’explorer, se traverser, s’observer, et s’entendre. Question d’image, et de gestes, à travers un dessin topographique marquant l’expérience aussi professionnelle que singulière et tracée par la trajectoire du crayon de la main qui le tient comme ces quelques gestes réparateurs effectués entre hommes – le berger et un ami, un frère – afin de réveiller le cœur. Car tout n’est-il pas question de cœur et de vie, même lorsque les deux expériences s’arrêtent… en synchronisation, parce qu’aucune opposition réelle ni hiérarchisation ne sont venues (leur) parler de performance ou de rentabilité. Le monde comme il va ne rend ici pas de compte au titre du conte dans lequel on nous aura fait entrer.
Le monde comme il va ne rend pas de compte au conte dans lequel Michelangelo Frammartino nous fait entrer.
Question de vie (ou de mort), de battements d’ailes, de cœur ou sonores. C’est que le film défend aussi que notre lien sonore au monde est aussi fort que le visuel. De ce point de vue, dans cette œuvre sans dialogue, les sons et les bruits se distinguent comme ils se confondent à travers des échos de correspondances naturels (et baudelairiens) puisque « La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers. » Tel semble en effet le choix du cinéaste que de nous immerger dans une ambiance où le langage (humain) ne serait plus une nécessité et où l’état d’écoute (et d’entente) au monde se suffirait… Autre manière d’expérimentation filmique – écouter, décoder, comprendre – alors même que ne sont entendus que des musiques, des cris d’animaux ou des sons humains, onomatopées ou chants. À cela vient répondre l’autre sens, la vue, par le biais de l’œil du cinéaste, qui, redonnant à la nature sa présence profonde, multiplie plans panoramiques ou plans séquences, grandioses, et venus effacer toute idée de domination, la légère plongée mettant tout le monde à égalité. Car plus que d’organisation, il est question ici d’équilibre, naturel, comme plus que de hiérarchisation, il est question de puissance, naturelle, et de trajets. Le berger, bien que souvent assis, immobile, figé, observateur muet, à l’œil ou à la ride inquiets, monte et descend ses collines, du pâturage à son mas, quand les spéléologues montent et descendent le long de la cavité d’une faille qu’ils croient sans fin. En même temps, de la terre au ciel (des nuages), de l’extériorité de l’un à l’intériorité d’autres -chaque être étant perçu comme une fourmi dans son environnement –, le spectateur profite du double voyage. Histoire de trajectoires donc et de leur géométrie, de gauche à droite soit du passé au futur, ou inversement pour mieux (se) comprendre, quand le souci non prégnant d’une verticalité ne vient correspondre qu’à l’idée de la mort – le berger passé de la position horizontale à celle du disparu à travers ciel et jusqu’à ce que les nuages emplissent l’image devenue aussi blanche que le linceul venu annoncer la fin du film…
Tel semble en effet le choix du cinéaste que de nous immerger dans une ambiance où le langage (humain) ne serait plus une nécessité et où l’état d’écoute (et d’entente) au monde se suffirait…
Si le film, pris entre technique documentaire à tendance scientifique et fiction historique à visée esthétique, ne laisse guère de place à l’émotion du spectateur – cette dernière, étouffée, résidant dans le sujet de son image (son corps, son mouvement et sa fixité) et non dans ses effets sur son objet (le spectateur) –, il n’en demeure pas moins qu’il propose une plongée vertigineuse non pas aux enfers ni aux paradis artificiels, mais au centre de soi-même et d’une nature (profonde) perdue : questionnement sur la nature de l’homme ou l’humanité de la nature, qui, lorsqu’on s’y penche, ne peuvent être déceptives, une fois les fantasmes de domination écartés. Il Buco, le trou, celui par lequel on respire, celui par lequel on regarde, celui par lequel la Terre expire, celui dans lequel on finira, n’est qu’une ode, douce et précieuse, aux êtres de chair qui se consacrent, d’une manière ou d’une autre, à défendre la poésie de la vie. Rien que pour cela, à passer ce temps sans violence ni sang, sans langage alphabétique ni numérique, il faut entrer dans cette trouée d’air frais et rendre hommage à son fidèle berger.
RÉALISATEUR : Michelangelo Frammartino NATIONALITÉ : Italienne AVEC : Paolo Cossi, Jacopo Elia, Denise Trombin, Mila Costi GENRE : drame pastoral DURÉE : 1h30 DISTRIBUTEUR : Les Films du Losange SORTIE LE 4 mai 2022