A tous ceux dont le cerveau se décomposera…
les mêmes que ceux, celles qui verront leur vision décomposée, à travers cette image découpée en deux morceaux d’une dualité plus qu’humaine (via le fidèle split-screen) ?
Faut-il regretter que le choix de la malade, atteinte de la dégénérescence provoquée par Alzheimer, soit une femme, ex psychiatre, et précisément la Veronika de Jean Eustache, Françoise Lebrun ? Faut-il regretter que le choix de l’aidant soit un homme, le célèbre faiseur d’épouvante, Dario Argento, ex-critique de cinéma dans le récit et écrivant un ouvrage sur le rêve et ses symboles à l’image, intitulé Psyché [La vie n’est elle pas qu’un rêve dans un rêve] ? Faut-il regretter que le choix du fils, Jean-Baptiste, soit interprété par un Alex Lutz, aussi embarrassé à la scène qu’à la ville, qui ne fait pas du personnage un saint, avec son propre fils qui ne cesse de casser ses petites voitures, à table, entre la colère de son grand-père et la commotion de sa grand-mère ? Faut-il regretter les 2h22 d’un récit montrant l’Irréversibilité d’une maladie aussi dévastatrice que sa cause – la vieillesse avec les lésions cellulaires qu’elle implique jusqu’au cortex cérébral – et n’offrant un Climax qu’au bout d’1h50 ? Faut-il regretter ce geste, de l’ordre expérimental, qui nous fait assister au tableau déprimant de la déliquescence d’un couple dont les fonctions et représentations se révèlent inversées, précisément par le biais du double portrait dans lequel une personne coincée entre tous ses troubles (espace, temps, langage, affect) emporte l’autre, sans qu’il n’y ait aucun discours sur un sujet que d’aucuns, qui l’auront vécu, reconnaîtront… Ce n’est pas la première fois que Gaspard Noé s’attaque aux fondamentaux, aux destinées humaines et à leurs violences, qu’il fait preuve de malice avec ce casting au huis-clos et la sobriété de son dispositif (malgré les effets fenêtres, miroirs, pièces, contre-plongées diverses), avec sa présence diffuse en abyme et sa prise en otage d’un spectateur qui sera forcément touché par les choix structurants qu’il opère (sujet, acteurs et actrice, format). Mais c’est la première fois que le cinéaste le fait de façon aussi assumée, c’est à dire en laissant vivre son œuvre, avec les défauts qu’elle contient, et les qualités qu’elle développe.
Alors oui, le film est long, lent, presque désespérant mais il a la grâce de la vérité parce que le cinéaste parvient à parler des vivants autant que des morts, aux vivants autant qu’aux morts, qu’il partage et révèle ses peurs avec plus de simplicité, qu’il n’hésite pas à faire se rencontrer des contraires venus invoquer le plus grand, au nom du cinéma et à la manière rimbaldienne : « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’éternité. C’est la mer allée Avec le soleil. » La maman n’est plus, devenue l’ombre de son ombre, quand le cœur d’un père est rompu. Quant au fils souffrant de la Trinité, il lui reste encore un ptit gars comme le témoin de tout ce drama, les trente dernières minutes faisant s’emballer un premier récit presque documentaire, par leur rythme et leurs effets de surprise, ainsi va la vie. On pourrait questionner le choix de Noé de dé.composer son image devenue la métaphore de vies morcelées depuis leur épuisement jusqu’à leur effacement même (noter le travail sur les disparitions, si différentes humainement et dans l’émotion procurée, et si proches techniquement parlant entre thème, et variation), peut-être était-il le plus propice à rendre supportable ce tableau des solitudes (fois quatre personnages, au fond), à rendre visibles l’évolution et l’agonie : penser l’image pour mieux panser les âmes derrière laquelle elles se cachent. Vortex devient ici un moment d’Histoire de ce que peut le cinéma, et une manière de ne pas perdre la tête, à défaut de perdre la mémoire, en toute intériorité [rares sont les scènes intérieures, tout se passant dans].
« Tu m’admirais hier Et je serai poussière Pour toujours demain… » déclame face caméra une autre Françoise (H., pouvoir des archives !), et ne t’inquiète pas, Gaspar, tu ne resteras pas dans la nuit, c’est la rose qui me l’a dit… comme Eustache et Mizoguchi…