Un peuple : l’Etat meurtrier

In humano veritas…On se souvient du film aux apparences légères, J’veux du soleil (du duo Ruffin et Perret, en 2019) quand inversement Dufresne nous proposait son plus grave Un pays qui se tient sage, en 2020, il y a déjà deux ans. Troisième tour pour le film d’Emmanuel Gras, sorti à deux mois des présidentielles, histoire que l’on n’oublie pas : violences policières, lois sécuritaires, rien qui n’ait changé en faveur des Gilets, rien qui s’annonce en terme de changement pour les prochaines élections…

Ce sont des citoyens et citoyennes de Chartres, plutôt une vie très modeste, souvent seuls ou, comme ils en témoignent, qui ont eu la chance de rencontrer quelqu’un pour ne pas vivre seuls, ce sont Agnès, Benoît, Nathalie, Allan et quelques autres qu’Emmanuel Gras suivra de novembre 2018 à juin 2019, au début du mouvement des Gilets jaunes, depuis les ronds-points (ici le rond-point Propylées ) de la ville de province à la cathédrale dominante et jusqu’à leurs trajets à la capitale, d’autres ronds-points renommés, celui de la place de l’Étoile devenue Charles de Gaulle, et proche des Champs-Élysées, hé hé. Qui ne se souvient des récriminations, discriminations contre ceux qui ne supportant plus une hausse des prix (liée à une taxation de l’État sur le prix de l’essence) avaient osé élever leurs voix, (se) manifester, et luttér, survécu surtout contre toutes sortes d’armes dites de force intermédiaire (LBD, grenades manuelles de désencerclement ou GLI-F4, charge explosive de TNT) ayant fait à terme de nombreux mutilés…

Un peuple meurtri n’est pas encore meurtrier, mais un État meurtrier est déjà un peu détruit…

Bon, alors, soyons clairs : qui est intéressé d’observer, d’écouter, de comprendre, et voire plus si affinités, des gens pauvres, pas super top canon, mal habillés, qui mangent des pâtes, ont du mal avec leur fin de mois, font des fautes de syntaxe ? Personnages, au passage, qui sont prêts à défendre des droits communs, à se cailler l’hiver sur des ronds-points (même qu’à dix, même qu’à cinq), à réfléchir à des textes, des slogans, des stratégies de persuasion, à vous faire économiser les péages, qui n’ont pas peur de s’opposer, ont le courage de s’exprimer, de pleurer aussi (pas de s’en cacher), ont envie de changer, sont lucides sur leur parcours mineur. Toujours pas intéressés ? C’est bien dommage car eux c’est aussi vous, puisque nous (tous) sommes le peuple. Telle est la réussite d’Emmanuel Gras : nous faire rapprocher de cet Autre qui nous ressemble, mais est si différent, s’attacher à disparaître quasi totalement (en ce sens, il diverge des deux films sus-cités dont la présence de tel cinéaste ou de telle idéologie sont prégnantes) pour leur laisser la place (rarement on entend ses questions en hors champ), la parole, l’espace, dans l’image, dans le film, dans l’espèce (humaine). Car c’est bien de cela dont il a été question durant les manifestations des Gilets Jaunes : partir du centre (ou de tous les centres de la France) pour aller au centre (de la Capitale), ce rond-point ravagé qui sera vu par la caméra par tous les côtés (jeux de travellings divers via les drones), d’en haut en bas, comme s’il y avait bien une France d’en-haut et une d’en-bas, avec au centre une police pour en découdre, pour protéger, protéger qui quoi ? Des monuments, des Présidents, pas des gens…

Le documentaire, et par là le geste du cinéaste, sont certes lents, à l’image de la lenteur du mouvement social à se structurer. Ce, afin de rendre compte de la sociologie du groupe, ici féminine, de montrer un intérêt réel (sans faire du bling bling) pour les classes populaires et les gens filmés, surtout de faire entendre… leurs fondamentaux : quid des produits de première nécessité qui deviennent denrées rares ? comment faire pour ne pas s’endetter et offrir un toit et à se nourrir à ses enfants ? comment exprimer que le « peuple » a des aspirations identiques à celles de ceux qui gouvernent ? comment tout simplement exister dans un pays à plus de deux vitesses ? On est loin des images médiatiques et autres visions ayant accusé les Gilets Jaunes d’être fachos (racistes, homophobes) et beaufs à tour de rôle, ou les deux. C’est plutôt ici un apprentissage du vivre-ensemble, de l’agir-ensemble, dans l’espace public comme dans l’espace privé, à tenter de s’organiser ou à raconter des vies ou des parcours de misère faits d’humiliations et de peu de colère, dans un espace entre deux (pas la ville, pas la campagne non plus) : loin du centre, des pavillons de banlieue, des ronds-points autour desquels des sportifs font leur gymnastique dans des salles de sports impersonnelles… hermétiques à ce qu’il se passe dehors avec leur casque sur les oreilles… autour desquels des voitures circulent, et circuleront toujours. Pas comme les Gilets Jaunes, à qui l’on a dit : circulez, y’a rien à voir…

Le film prendra alors son élan : le porte-parole du mouvement est accusé d’un « faites ce que je dis, pas ce que je fais » la nuit sur un rond-point où les désespérés s’écoutent encore, finissent aussi par s’entendre (eux), et après la double démonstration d’un débat. D’un côté des invités de marque soutenant les Gilets Jaunes sont là pour faire réfléchir au RIC, par exemple (le référendum d’initiative citoyenne, appliqué dans d’autres pays, et actuellement repris dans les programmes des futurs candidats !), d’un autre ce qui a été appelé le « grand débat national » partage l’allocution de Stanislas Guérini, membre de la REM, et les remarques aussi méprisantes que puantes de ses sympathisants. Misère… À la capitale, et alors que le mouvement s’étiole, accusé de toutes parts, les affrontements n’en finissent plus avec les CRS, et ce sont des foules en juste colère que filme Emmanuel Gras quand ce n’est pas Allan qui tente de faire depuis son téléphone portable le témoignage en live de la situation… Pompiers, blessures, hôpitaux, attentes, pleurs… Non ce n’est pas du mélo, mais le réel, venu opposer des citoyens au sol avec des dirigeants hors sol, dont le seul but est d’en finir avec tout ça. L’ Arc, sur pied et solide, reste dressé, comme à protéger des CRS, qui n’auront de cesse que d’envoyer grenades et lacrymos, même sur les moins violents… Se souvenir.

Si le documentaire commence avec la douce et nostalgique chanson de Nino Ferrer qui faisait le tableau des environs de Chartres avec une caméra embarquée, La Maison près de la fontaine, passe par les pleurs d’une des citoyennes engagées, à bout de nerfs face à la durée et à l’échec du mouvement, il se finit sur le mouvement incessant de voitures qui semblent tourner à vide, une manière visuelle de constater qu’après la verticalité de l’Arc parisien encerclé et filmé en plongée, une forme d’horizontalité peut se repenser, à condition de tourner plus rond, et de ne pas oublier qu’un peuple meurtri n’est pas encore meurtrier, mais qu’un État meurtrier est déjà un peu détruit…

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RÉALISATEUR :  Emmanuel Gras 
NATIONALITÉ : française
AVEC : Agnès, Benoît, Nathalie, Allan, etc. 
GENRE : documentaire
DURÉE : 1h44
DISTRIBUTEUR : KMBO
SORTIE LE 23 février 2022