Vous prenez un peu de Vincent Macaigne, vous le mélangez à une touche de Philippe Katerine, vous obtenez cet ovni, Jean-Charles Clichet : je parle de CE film, et en aucun cas ne dénie la singularité de l’acteur, bien au contraire. Sorti du cours Florent, Médéric (le geek sans travail qu’il incarne) laisse place à la théâtralité (transmettre des émotions tout en ne faisant rien) et nous parle avec un rythme et une musicalité verbale générateurs de comique, par l’absence de tout affect. Décalage. On connaît déjà ça chez le cinéaste.
Alain Guiraudie, évidemment, tout le monde avait des attentes depuis, au moins, son Rester vertical : dans le récit à la géographie verticale puisqu’il se déroule principalement dans un immeuble (cf. les films de Pedro Almodovar et le dernier Nanni Moretti), qui nous fait croiser ses différents habitants à travers des personnages hauts en couleurs, c’est plutôt l’horizontalité qui prime, puisque personne, quels que soient le genre, l’origine, la situation sociale n’est épargné. Le choix de l’attentat comme déclencheur au sein du récit (dont on sait pour les avoir vécus en France qu’ils n’épargnent aucune psyché), événement qui se déroulera sur la place Jaude, place principale de Clermont-Ferrand, sur laquelle trône la statue de Vercingétorix le Gaulois (au passage précisons que ce monument a été construit durant la 3e République commencée après 1789, quand cette référence aux Gaulois choisie pour parler de la France ne semble pas du tout anodine !) permet à l’histoire de se dérouler et par là de faire se démultiplier des péripéties, qui, malgré leur apparence banale, sont pourtant révélatrices d’une justesse de pensée et de mise en image, dans une ère où existe bel et bien une guerre des territoires.
C’est ici l’état d’un monde que Viens je t’emmène dresse, sans orgueil, sans didactisme, avec passion
Alors, voici l’histoire de ce petit voisinage constitué d’un Médéric solitaire sans l’être, inactif volontaire, épris d’Isadora (une prostituée incarnée par la magnifique Noémie Lvovsky), laquelle est l’épouse d’un Gérard jaloux et violent par endroits (Renaud Rutten, mortel et exaspérant) avec laquelle il veut faire l’amour sans payer. Autour, par, pour et entre eux s’interposent Selim (Iliès Kadri), jeune beur sorti de nulle part avec son sac à dos, sa ceinture sous son sweat qui laisserait croire à des explosifs cachés à l’heure des attentats, et Charlène (Miveck Packa), jeune ado black qui fait l’accueil d’un petit hôtel du centre de Clermont auprès d’un vieil hôtelier libidineux, monsieur Renard (Yves-Robert Viala), et qui rêve au grand amour avec le jeune Selim. Pour gérer les histoires de Médéric, à la manière des parents ou grands-parents d’une France ancienne, de façon omniprésente, et presque omnipotente, monsieur Coq (Michel Masiero), sa voix rauque, ses bières et ses armes cachés derrière son bon cœur solitaire, les époux Alaoui (Philippe Fretun et Farida Rahouadj) représentants d’un Islam tranquille en opposition avec ceux que l’on nomme la « racaille » et, un peu plus loin, monsieur Petit (Patrick Ligardes) ou Florence (Doria Tillier), étouffants avec leur volonté d’aider ou de surveiller. Tout ce petit monde et à travers lui les archétypes qu’il représente, sous la caméra d’Alain Guiraudie, vu sans jugement, ni morale, mais peut-être plutôt avec la justesse d’un historien qui se demanderait bien si la distance analytique qu’il propose ne fait pas état du même leurre dans lequel vivent ceux qui font l’objet de son étude.
Doutes et modestie. Oui ce film, qui est une comédie dramatique, ne possède pas la même force que les précédents du cinéaste, peut-être parce que l’effritement (des valeurs) dont il est question, ou leur mise en doute, n’épargne aujourd’hui ni l’art ni la vie qui le supporte. Ainsi, partant des émotions que génère l’attentat, chacun ira de son petit point de vue, proposera l’action qui lui semble la meilleure, y compris pour le collectif, montrera de quelles failles il est construit pour finalement maintenir un « bien-vivre » ensemble, souvent aussi violent que touchant. Immigration/racisme, terrorisme/police, justice/jungle, police, médias, classes sociales, complotisme sont interrogés, indirectement, en douceur, et traités non par le biais d’un grand film politique mais d’une comédie sociale dans laquelle place est laissée aux personnages, aux acteurs, donc aux humains. Humains pris entre leur plaisir et leur déplaisir, leur désir et leur (non) jouissance au monde, leur alliance ou leur solitude, leur état : c’est ici l’état d’un monde que Viens je t’emmène dresse, sans orgueil, sans didactisme, avec passion, et les conséquences propres au terme, dans une ville à la pierre noire, sombre, dans laquelle on court (Médéric avec son maillot jaune et noir), ou l’on reste assis (Charlène à faire passer des messages), ou l’on parle, dans les couleurs d’un immeuble dont la lumière ne fait que s’éteindre : métaphore ? Lumière(s) et obscurantisme se rencontrent dans ce film que d’aucuns considèreront comme mineur, mais peut-être parce qu’il fait rire jaune de sa vérité profonde, et du miroir que les personnages nous tendent. Peinture d’une société et de ses mœurs, les rencontres entre Médéric et Isadora (à l’église, à l’hôtel, à la maison) sont souvent d’une grande beauté car elles n’omettent pas de montrer les corps, et les désirs aussi fous soient-ils, comme les scènes entre Médéric et Selim sont belles et promptes à nous interroger à notre propre attitude dans la même situation. Alors oui, rien de magistral ici voire des moments lourdauds (la scène avec les jeunes des cités, la jeune entrepreneuse qui veut obsessionnellement coucher avec Médéric) ponctuent un récit pris entre vaudeville et fable, l’agitation momentanée et la perte subi(t)e, la poésie de la naïveté et le doute propre au trouble… Le film nous emmène ainsi là où on est déjà, mais nous rappelle également dans un espace-temps antérieur, celui qui nous faisait voir la vie et sa société bon enfant, et dans un espace-temps à venir, celui de responsabilités à prendre et qui caractérise chaque citoyen.ne, au service de soi comme de l’autre, car sinon à quoi bon ? Allez va, je ne vous hais point, humains, trop humains… en attendant le jour où nous dirons ensemble : tout s’est bien passé…