Il y a ceux qui réalisent des films sur des êtres morts, mais toujours vivants, car jamais séparés du monde, ceux qui choisissent les morts-vivants, dans leur entre-deux monde, et ceux qui s’intéressent aux vivants déjà presque morts dans un monde sans nom ni visage. La vie professionnelle de Philippe Lemesle (Vincent Lindon, fidèle acteur du réalisateur), qui a emporté avec lui sa femme Anne (Sandrine Kiberlain) et son fils Lucas (Anthony Bajon) n’est pas un paradis sale mais un enfer propre, volontairement choisi, à un moment de sa vie, et volontairement quitté, car la mort n’est pas uniquement celle que l’on trouve dans les cercueils.
Voici le troisième volet de la trilogie (écoulée sur 8 ans) de Stéphane Brizé, Un autre monde – qui vient répondre au premier film, La Loi du marché montrant le parcours d’un ouvrier réembauché dans un supermarché, et à quel prix, et au second En guerre mettant en jeu l’engagement d’un représentant syndical contre des licenciements et qui finissait par s’immoler, très gai ! –, venu nous reparler de cette même loi du marché, au sein d’une entreprise (Elsonn) de sous-traitance de réparations de petits électro-ménagers, qui fait dépendre tous ses esclaves (du manager à l’ouvrier) d’un big boss américain qui dépend lui-même de… Wall Street !
Ce cinéma à caractère documentaire, fait d’acteurs autant que d’amateurs comme le réalisateur en a l’habitude, montre avec une grande justesse les ravages du libéralisme sur les êtres (les ouvriers comme les cadres)
Le film s’ouvre dans un plan-séquence à travelling horizontal sur les photographies de famille (pourtant pas forcément les personnages principaux, du moins ce sont les « morts »), à la recherche d’un temps perdu ?, lent et méticuleux, alors que la caméra à l’épaule viendra jouer sur le rythme du récit pour lui donner le côté autoritaire que le personnage, témoin de sa propre déchéance pourtant, devra prendre en charge : sacrifier 58 salariés dans son usine pour que le groupe soit plus rentable et compétitif aux yeux du marché et des concurrents (de l’Europe à l’Amérique). Peu à peu, ce seront des plans serrés sur le « héros », venus montrer sa transformation aussi intérieure que physique (il s’exprimera de moins en moins), et sa prise de distance : ce qu’est sa famille, son fils, ses ouvriers et ouvrières devenus, ce qu’il en a fait, comment ils le regardent aussi. Une particularité générale du cadrage reste la multiplicité des plans rapprochés (à poitrine) qui donnent l’impression que la plupart des personnages n’a pas plus de corps, et, sur le modèle de Philippe, montrent qu’ils ne sont plus là pour avancer, mais uniquement pour penser à la manière d’abstractions, non vivantes.
Pas encore morts donc mais pas trop vivants, finalement, les scènes entre les dirigeants et les cadres, cliniques, les cadres entre eux lors de la scène de restaurant pour savoir qui sera capable de sacrifier sa prime annuelle, les cadres et les managers (ingénieurs, RH) en train de faire des calculs savants pour économiser quelques postes (soit quelques personnes), ou celles en débat avec les ouvriers sont les plus convaincues, convaincantes. Stéphane Brizé sait filmer le monde du travail. C’est ainsi qu’excelle Marie Drucker en business woman impitoyable comme Cooper, l’authentique chef d’entreprise américain – le réalisateur s’est basé sur de nombreux témoignages de chefs d’entreprise dans différents secteurs – à travers des dialogues (souvent des monologues) coupants et à purement couper le souffle quand ce n’est pas l’audition tellement ces gens sont déshumanisés, de mauvaise foi et froids.
Ce cinéma à caractère documentaire, fait d’acteurs autant que d’amateurs comme le réalisateur en a l’habitude, qui montre avec une grande justesse les ravages du libéralisme sur les êtres (les ouvriers comme les cadres), est traversé par d’autres scènes qui auraient pu offrir l’idée d’une émotion et adoucir le côté clinique, que nenni : la scène du divorce avec les avocats est un combat de coqs comme celle de l’épouse en pleurs ayant appelé son ex-mari à la rescousse dans sa voiture sur le parking d’un supermarché est ridicule comme elle le répète elle-même à six reprises ; la scène de foot entre le père et son fils comme celle de la famille recomposée mimant des voitures semblent artificielles. C’est qu’il y est allé fort, Brizé, en choisissant non seulement de montrer la décompensation du fils qui ne fait plus que voir la vie en chiffres, s’imagine avoir été appelé par Mark Zuckerberg, et finira par apprendre à tenir une marionnette. C’est un peu gros, même si cela existe, nous sommes au cinéma…
Alors oui, Vincent Lindon parvient à passer de l’ouvrier au cadre, malgré une certaine gêne qui n’est pas qu’à l’image de celle qui le prend pour dire ou taire, en privé à quatre salariés, la vérité sur le plan social… Alors oui, c’est un film qui interroge l’état de la société, l’état des travailleurs, l’état de ceux qui les « gouvernent ». Alors oui le réalisateur confronte le spectateur à son propre système de valeurs : qu’est-ce que le courage (de la vérité, de sa position, ou bien virer des gens pour être droit dans sa fonction et ses bobottes), la loyauté (vis-à-vis d’un supérieur ou de ses employés, et pris dans leur étau), la dignité au fond, dans la sphère publique comme dans celle privée (indigne d’être un mari, un père ?)… Le récit finit « bien » : annonce-t-il la fin du monde, le début d’un rêve à la manière du tube de Téléphone, presque 40 ans plus tôt ? Ce n’est malheureusement pas un autre monde que le film montre, car c’est bien le nôtre, et, contre celui-ci, même si le projet est louable, il ne peut rien, même en jouant sur les « cadres » (au travail), même avec ses photos (de famille) encadrées : il est temps de passer à autre chose, ce que sans doute Stéphane Brizé fera, à l’image de Philippe, pour rester digne et debout.
RÉALISATEUR : Stéphane Brizé
NATIONALITÉ : française
AVEC : Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon, Marie Drucker
GENRE : Drame
DURÉE : 1h36
DISTRIBUTEUR : Diaphana Distribution
SORTIE LE 16 février 2022