Zero Dark Thirty : Aux frontières de l’aube

Maya est une vampire. Sous sa chevelure rousse, sa peau est translucide. Par elle-même, elle n’a pas de vie, de famille, d’amour ni d’amis. On la voit souvent dans le film seule, le soir, en train de dîner d’un frugal repas ou se réveiller le matin toute habillée sur un canapé. A travers les écrans (ordinateur, télévision, télésurveillance), elle se repaît de la vie des autres. Essentiellement d’une quête obstinée qui va lui donner son unique raison de vivre pendant près d’une dizaine d’années : supprimer Ben Laden, le responsable du traumatisme du 11 septembre 2001. Elle n’était même pas volontaire pour cette mission; cette quête va pourtant devenir l’instrument de son destin.

Si Zero Dark Thirty est avant tout l’histoire d’une femme et de son obsession (qui devient une vengeance au fil du film), c’est parce que, pour la première fois depuis Blue Steel, par le choix du sexe de la protagoniste, on ressent un film de Kathryn Bigelow comme un film essentiellement féminin au sein d’un milieu masculin.

Tout le film sera vu à travers son regard, même quand elle ne sera pas présente à l’image. Kathryn Bigelow va faire de son personnage et de son film un être et un objet irrécupérables. D’un point de vue politique, tout d’abord, tout autre cinéaste de moyenne envergure aurait figuré le terroriste intégriste comme l’ennemi absolu. Or dès les scènes de torture, dont on a souvent (trop) parlé, l’empathie est du côté du torturé et Bigelow, à aucun moment, ne s’appesantit de manière complaisante, là où un Tarantino, nonobstant son grand talent, aurait montré la souffrance de manière volontairement jouissive, en flattant les bas instincts. Les saoudiens sont filmés comme des êtres humains, souffrants et ayant leurs raisons de combattre. Le film ne les excuse pas ni ne les condamne a priori. Il constate les actes effectués et juge les personnes à l’aune de leurs actes. Bigelow est comportementaliste et existentialiste. Comme disait Renoir, le grand malheur, c’est que tout le monde a ses raisons et Bigelow le constate: chaque personne, en définitive, quelles que soient ses déclarations d’intention, se résume à ce qu’elle fait. Si Zero Dark Thirty est un grand film de cinéma, c’est que ni les républicains ni les démocrates américains ne peuvent le récupérer. Bigelow choisit ainsi de ne pas montrer le visage de Ben Laden et de laisser planer un doute sur l’identification du mort, option gonflée de sa part, là où il aurait été facile de jouer le jeu de l’administration américaine et de glorifier la nation.

Pourquoi est-ce du cinéma? Parce que, dès le début du film, tous les choix effectués sont des choix de mise en scène. Belle idée de mise en scène en ouverture, reprise de Fahrenheit 9-11 (la seule idée de cinéma d’ailleurs du film de Michael Moore) que de faire revivre le 11 septembre uniquement par la voix des victimes se trouvant dans les deux tours. Mise en scène également que ces remarquables scènes de torture (les vingt ou trente premières minutes du film) où, sans jeter le discrédit sur le tortionnaire et son leitmotive obsédant «tu me mens, je te fais du mal », le torturé (formidable Reda Kateb, vu dans Un Prophète) apparaît à la fois comme digne de pitié et complétement stupide de résister. Bigelow se trouve à la bonne distance et seule une grande cinéaste pouvait opérer ce choix ambivalent alors que le manichéisme était si tentant. Grande mise en scène évidemment que toutes les scènes d’attentat à Londres, dans l’hôtel Marriott du Pakistan ou le site noir de la CIA en Afghanistan qui ponctuent le film, où Bigelow conjugue à la fois l’art du suspense hitchcockien (la montée de la tension est proprement insoutenable) et celui de la surprise totale (même en revoyant le film, le choc est à chaque fois effarant pour le spectateur, comme il l’a sans doute été malheureusement pour les victimes).

Si Zero Dark Thirty est un film de cinéma, c’est qu’il présente en parfait équilibre dramatique les scènes-chocs d’action et/ou de suspense (la tentative de meurtre sur Maya, l’arrestation d’Abu Faraj et la filature improbable en voiture de Abu Ahmed, magnifiquement montrée dans le style «comment trouver une aiguille dans une botte de foin ») et les réunions de procédure où Maya se bat seule contre tous. L’heure et demie d’intervalle entre le traumatisme des scènes de torture et le climax anthologique du raid d’Abbottabad (trente à quarante minutes d’action à faire pâlir James Cameron, entre le jeu vidéo et l’installation d’art contemporain), résume près de dix ans d’attente et de traque que Bigelow retranscrit avec une belle sobriété, sans rechercher le spectaculaire à tout prix. Si le film avait été un document basique, nul doute que cet équilibre aurait complètement basculé du côté de la procédure bureaucratique. Cela aurait été plus fidèle à la vérité et sans doute préjudiciable au spectacle cinématographique. Pour autant, Bigelow ne cherche pas un seul instant à mâcher le travail aux spectateurs. Elle laisse volontairement obscurs certains passages et enchaînements, attendant qu’ils s’éclairent d’eux-mêmes dans la suite de l’oeuvre, prenant ainsi le risque de perdre des spectateurs dans la deuxième heure du film. Le risque du mystère est parfois le gage d’une beauté supplémentaire. La splendeur de la photographie, tout en noirs profonds ou en zébrures de lumière, est également en contradiction avec le concept de simple document. En plasticienne confirmée, Bigelow joue avec toutes les textures d’image (image de vidéosurveillance, télévision, images d’extérieurs, images du raid en infra-rouge) pour produire un précipité splendide d’impressions colorées qui restent longtemps en mémoire. De plus, lorsqu’on entend la musique sombre et mélancolique d’Alexandre Desplat (en comparaison avec celle d’Argo qu’il a aussi composée, triomphaliste et peu nuancée), on perçoit très vite la différence entre un très bon film sympathique et bien fichu et une grande oeuvre complexe et ambiguë.

Mais si Zero Dark Thirty est une grande oeuvre de cinéma, c’est grâce surtout au portrait de Maya, grand personnage de fiction (même si son modèle existe dans la réalité mais a sans doute aussi peu de rapports avec elle que Mark Zuckerberg avec le personnage de The Social Network). Là aussi, le choix de Bigelow est très risqué et extrêmement payant à l’arrivée: ne définir un personnage ni par son nom (elle n’a qu’un prénom) son passé ou sa vie privée mais par sa mission et son obstination pour la mener à bien. Autant que la cousine de l’héroine névrosée et bipolaire de Homeland, on reconnaît sans peine en Jessica Chastain la projection de la grande réalisatrice, Kathryn Bigelow, qui doit mener à bien ses projets au milieu d’un monde d’hommes, quitte à les choquer («le salopard qui a trouvé la maison ») ou à renverser leurs certitudes toutes faites. Si Zero Dark Thirty est avant tout l’histoire d’une femme et de son obsession (qui devient une vengeance au fil du film), c’est parce que, pour la première fois depuis Blue Steel, par le choix du sexe de la protagoniste, on ressent un film de Kathryn Bigelow comme un film essentiellement féminin au sein d’un milieu masculin.

L’âme et le regard de Zero Dark Thirty, ce sont donc ceux de Jessica Chastain (immense comme dans The Tree of life ou Take Shelter) qui donne un visage cathartique à la souffrance et au soulagement des Américains et a fortiori du monde  entier. A la fin du film, en prenant l’avion, au petit matin, Maya semble ainsi soulagée de ce cauchemar qui se termine. Mais ce soulagement comparable à l’accomplissement qu’ont pu vivre tous ceux qui ont réalisé un grand projet, même à moindre échelle, la laisse vidée en son for intérieur. A-t-elle réellement reconnu le corps mort de Ben Laden? Devine-t-elle que cette mort va susciter davantage de difficultés que résoudre de problèmes? S’aperçoit-elle que tout ceci n’était qu’un leurre et que le jeu n’en valait pas la chandelle? Que ce qui compte, c’est le voyage et non pas la destination? Prend-t-elle conscience que le vide qui l’attend risque d’être infiniment pire que toute cette souffrance qui a rempli sa vie? Ce cauchemar qui s’est achevé s’est-il finalement transformé en une nuit sans fin? Kathryn Bigelow clôt son film sur toutes ces interrogations qui resteront sans réponse, toute la beauté tragique de Zero Dark Thirty résidant dans cette indétermination.