Trans Memoria : Le poids des absences, la force des présences

Avec Trans Memoria, la plasticienne et cinéaste Victoria Verseau poursuit une œuvre déjà marquée par l’exploration de la mémoire et des identités en mouvement. Après avoir travaillé entre performance, installation et vidéo, elle signe ici un documentaire où l’intime devient matière à cinéma. Plus qu’un simple témoignage, son geste personnel s’élargit en un récit collectif, qui dépasse la condition des femmes transgenres pour toucher à ce que toute existence humaine porte en elle : la solitude, la douleur, mais aussi la résilience.

Dans Trans Memoria, Victoria Verseau nous emporte à travers les souvenirs de sa transition de genre, qui a débuté douze ans auparavant, aux côtés de son amie Méril, qu’elle a malheureusement perdue depuis. Elle revient sur les lieux de son opération finale, en Thaïlande, accompagnée de Athena et Aamina, elles-mêmes dans les premiers temps de leur transition. Par leurs échanges, elles interrogent leur identité, leur douleur, leur passé et leur futur. Ensemble, elles affrontent les deuils qui traversent leurs parcours.

Comme si le reste de la société avait déserté le cadre, au même titre qu’elle a déserté les personnes transgenres.

Ce documentaire est au plus près de l’humain dans ce qu’il a de plus organique, de plus sensoriel, de plus brut. Avant même d’en saisir les questionnements narratifs autour de l’identité de genre, nous sommes happés par la nature de ces images, en partie issues d’archives personnelles. Elles s’expriment de la même manière que les personnages qu’elles donnent à voir : loin d’être lisses, elles sont vivantes, graphiques. Elles sont admirablement utilisées pour raconter une histoire qui traverse le temps et la mémoire, sans toujours être habitées par leurs protagonistes, car les lieux qu’elles tapissent sont déjà chargés de présence. Ce sont Victoria, Athena et Aamina, ou personne d’autre. Comme si le reste de la société avait déserté le cadre, au même titre qu’elle a déserté les personnes transgenres. Comme si toutes trois étaient les seules à pouvoir être incarnées dans l’image, à pouvoir être au monde, car elles sont absolument conscientes de leur propre corps, de ce qu’il renvoie, de ce que l’on y projette, de ce que leur simple présence symbolise. De la même façon, Méril, malgré son absence, demeure dans chaque image, par sa mémoire que Victoria Verseau honore à mesure de la narration, en remontant le fil de leur amitié, fondée sur cette transition qu’elles ont partagée.

Dans son besoin personnel de traverser le deuil de son amie en le mettant en images, Victoria Verseau raconte aussi une histoire collective de rejet de la société, d’impossibilité à se sentir appartenir à elle. C’est un mal-être qui va au-delà de la dysphorie de genre, qui peut être ancré profondément en nombre d’entre nous. Le film a cette force d’aller en-dehors de ses propres questionnements, et de résonner auprès d’un public qui ne se limite certainement pas à ceux qui se sentent concernés par la transsexualité. Pour autant, le cœur de la narration canalise aussi le regard des personnes cisgenres pour remettre en perspective leurs propres privilèges. Si le film a l’intelligence d’aborder le sujet de la sexualité, du rapport à l’autre, de faire l’amour, assez succinctement, pour ne pas y limiter son propos, quelques lignes de dialogue suffisent à faire prendre conscience que les gestes et les plaisirs les plus aisés et naturels ne sont accessibles aux personnes transgenres qu’à force de travail, de discussions, de douleur, de concessions, d’attente, de remise en question. Cette réalité est projetée sur le spectateur avec une force brute, parfois d’une froideur clinique. Cela peut entrer en conflit avec ces personnages pourtant très humains, dont on se surprend à espérer un peu plus de chaleur, un peu plus d’éclat. Si l’on peut s’en sentir tenu à distance, cette frontalité a toutefois l’efficacité d’un uppercut dans le menton de ceux qui se permettent d’avoir un avis et tentent d’avoir un pouvoir sur des corps qui ne sont pas les leurs. Victoria Verseau ne nous laisse pas le choix que de nous confronter à ce qu’elles ont de plus sensible, et que tout être humain partage avec elles : la solitude, la peine, la douleur, les obstacles auxquelles elles survivent simplement pour être

Victoria Verseau, faisant preuve de la transparence la plus totale, littéralement et figurativement, prévient le spectateur dès le milieu du film qu’elle ne sait pas comment il va se finir, et surtout, qu’elle ne sait pas s’il y a de l’espoir à puiser dans son histoire. Cela impose une certaine lourdeur, qui certes rejoint le sérieux de son propos, mais peut aussi peser sur ceux qui ont besoin d’un happy ending, ou simplement d’un peu d’optimisme. Malgré tout, le film se termine sur une note d’humour, un peu acerbe certes, comme témoin de la résilience de ces femmes, comme preuve du soutien qu’elles s’apportent, et dans lequel on peut finalement voir une forme d’espoir.

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RÉALISATRICE : Victoria Verseau
NATIONALITÉ :  Suède, France
GENRE : Documentaire
AVEC : Victoria Verseau, Athena Love, Aamina Larsson
DURÉE : 71min
DISTRIBUTEUR : Outplay
SORTIE LE 19 Novembre 2025 en salles