Le cinéma, c’est souvent une histoire de frères, à commencer par les frères Lumière, comme si la dualité ou schizophénie se trouvait naturellement au coeur du Septième Art. Depuis, bien d’autres fratries ont rejoint les Lumière : Joel et Ethan Coen, les Wachowski (devenus depuis une décennie des soeurs), Jean-Pierre et Luc Dardenne, les Taviani, les Larrieu, les Quay, les Hugues, etc. Dans un monde idéal, les frères s’entendent toujours bien et ne se fâchent jamais. Dans la vraie vie, certains volent de leurs propres ailes et s’émancipent de la fratrie protectrice. Depuis quelques films, les Coen font ainsi films à part ; Lana Wachowski continue de tourner alors que Lilly semble avoir arrêté ; c’est aussi le cas des frères Safdie qui font désormais bande à part, comme dirait Godard, Joshua, l’aîné de la fratrie, s’était le premier lancé dans le cinéma avec The Pleasure of being robbed, avant de former un duo avec Benny, son cadet de deux ans plus jeune. Ils ont depuis réalisé quatre films ensemble dont les remarqués Good Time (en compétition à Cannes, avec Robert Pattinson) et Uncut gems (disponible sur Netflix, produit par Martin Scorsese, avec Adam Sandler). Au début de l’année 2024, Benny Safdie a annoncé la séparation amicale de son tandem artistique avec son frère Josh. L’ironie du sort a voulu que leurs nouveaux films en solo traitent de champions sportifs : en tennis de table pour Josh (Marty Supreme, avec Timothée Chalamet et Gwyneth Paltrow) et en MMA (Smashing Machine, avec Dwyane Johnson et Emily Blunt).
Smashing Machine relate entre 1997 et 2000 la vie de Mark Kerr (Dwyane Johnson), légende du sport et des arts martiaux mixtes, entre son couple instable avec Dawn Staples (Emily Blunt), son épouse dépressive et suicidaire, son amitié fidèle et indéfectible avec son entraîneur et concurrent , Mark Coleman (Ryan Bader), et sa carrière sportive, jalonnée de nombreuses victoires et de rares échecs, alors qu’il lutte contre une sérieuse addiction aux opiacés.
Après les courses effrénées de Good Time et Uncut Gems, Smashing Machine s’apparente à une recherche difficile et patiente de la sérénité.
Après toute une carrière tournée vers les films d’action (Fast and Furious 5 et les suivants, San Andreas) et les comédies de divertissement (Jumanji), Dwyane Johnson aka The Rock, catcheur à l’origine, effectue peut-être en ce moment le grand tournant de sa carrière, ce qu’on pourrait appeler une McConaughey. Il avait déjà fait une tentative dans ce sens avec Southland Tales (2008) de Richard Kelly, ce qui s’était traduit par un gigantesque flop cannois. Mais son heure semble cette fois-ci venue. C’est d’ailleurs lui-même qui a repéré l’histoire de Mark Kerr en visionnant un documentaire sur ce champion de MMA, et ensuite proposé le projet à Benny Safdie. Il serait également partie prenante dans le prochain film de Darren Aronofsky, Breakthrough, et, plus fort encore, l’un des multiples nouveaux projets de Martin Scorsese, sur la mafia hawaïenne, que The Rock aurait lui-même coécrit et qui lui permettrait de retrouver Emily Blunt. Autant dire que Dwayne Johnson se trouve étrangement au coeur du cyclone hollywoodien, et que son rôle dans Smashing Machine pourrait déjà lui valoir une reconnaissance inattendue du système, via une nomination possible aux Oscars 2026.
En effet, Dwayne Johnson, au-delà des prothèses de coiffure et de maquillage qui l’ont aidé dans ce film à se transformer en Mark Kerr, s’avère extrêmement convaincant en lutteur de MMA, sans chercher la performance ou les effets ostentatoires. Il parvient avec beaucoup d’humilité à montrer la vulnérabilité du champion, tiraillé entre son besoin de victoires et son souhait de stabiliser son couple. De même, dans la recherche de succès sportifs, Johnson rend très palpable la quête addictive d’opiacés du personnage qui seront sur le point de ruiner sa vie et son ménage. Emily Blunt, trop vue dans des films à sensation (Sans un bruit) ou des comédies, retrouve ici l’intensité de ses premiers rôles, et forme un bon tandem inattendu avec The Rock.
Il serait facile et intellectuellement paresseux de comparer ce film à Raging Bull de Scorsese. En revanche, il s’avère plus intéressant de noter en quoi il diffère en fait profondément de l’oeuvre scorsesienne. Si Benny Safdie donne accès à tous les pans de la vie de Mark Kerr, il ne lance pas le spectateur au milieu de l’action, que ce soient les scènes de couple ou de combat. Le spectateur participe en tant que voyeur principal à tout, mais ne se trouve en aucune façon sur le ring, là où Scorsese le projetait parfois, recevant les coups ou en donnant. Safdie établit une distance qui permet de considérer les choses avec un recul bienvenu. Le choix du 16 mm va également dans ce sens, avec son grain volontairement désuet. A partir de là, Benny Safdie se permet de mettre en place une réflexion sur les notions de vulnérabilité masculine, de victoire et de défaite. Ce n’est qu’à partir du moment où Mark Kerr acceptera de perdre, qu’il trouvera la sérénité suffisante en lui, pour que son couple devienne moins chaotique, comme s’il devait payer pour avoir atteint la gloire et le sommet de la hiérarchie sportive. Les précédents films de Benny Safdie, réalisés avec son frère Josh, ressemblaient souvent à des courses effrénées en enfer, en particulier Good Time et Uncut Gems. Ce nouvel opus solo s’apparente davantage à une recherche difficile et patiente de la sérénité. Si le film a obtenu à la récente Mostra de Venise le Lion d’argent de la mise en scène, c’est qu’à l’image de son interprète, la mise en scène fait preuve d’une infinie retenue et d’une grande maturité, avec un sujet qui aurait pourtant permis les pires débauches d’effets. Quand on aperçoit le personnage de Mark Kerr en 2025, en train de faire tranquillement son shopping, il est difficile de ne pas penser qu’il a enfin fini par trouver ce qu’il cherchait, sans se l’avouer, un certain bonheur dans la banalité.
RÉALISATEUR : Benny Safdie NATIONALITÉ : américaine GENRE : biopic, drame AVEC : Dwayne Johnson, Emily Blunt, Ryan Bader DURÉE : 2h04 DISTRIBUTEUR : Zinc Film SORTIE LE 29 octobre 2025