Shadowplay : Rencontre avec le compositeur Nathaniel Méchaly

Lancée début septembre sur Canal +, la série Shadowplay nous immerge dans le Berlin d’après-guerre. En 1946, alors que le monde reprend son souffle après plusieurs années de combats, la capitale allemande est divisée en quatre secteurs d’occupation par les Alliés. Corrompue et détruite, Berlin souffre de sa criminalité. Malgré ce climat tendu, le réalisateur Måns Mårlin tente d’insuffler de la vie et de l’espoir : une lumière dans les décombres. A l’occasion de la sortie de la série, nous avons eu le plaisir de rencontrer Nathaniel Méchaly (Taken, The Grandmaster, O.G.), à l’origine de la bande originale de Shadowplay. Une opportunité de revenir sur la carrière du musicien et compositeur, mais aussi de comprendre son rapport à son art.


Quel est votre parcours ?

Je viens du conservatoire où j’ai travaillé le violoncelle et la musique électro-acoustique. J’étais très intéressé par la plasticité du son. Je suis rentré dans ce métier, de compositeur pour l’audiovisuel, en produisant des habillages pour la télévision. J’ai travaillé pour Paris Première, Ciné Cinéma, pour Canal +. En parallèle, j’ai été l’assistant de Gabriel Yared, un illustre compositeur de musique de film. Je m’occupais des bandes, j’étais son technicien. Dans cet échange avec Gabriel Yared, j’ai pu m’exprimer, participer à des créations, à des scènes où la place était à la recherche. A trente ans, j’avais déjà dix ans d’expérience dans l’audiovisuel et le cinéma. J’ai abordé son quotidien et quelque part, ça m’a permis d’envisager ce qu’était de faire la musique d’un film. 

Quelles sont vos influences ?

Ça remonte beaucoup, ça vient pas mal de la musique classique. A la maison, on écoutait les symphonies de Beethoven et on avait un disque de Stevie Wonder. La rencontre avec la musique impressionniste française du début du siècle m’a marqué, notamment Maurice Ravel. Pour le cinéma, c’est Leonard Bernstein avec West Side Story. C’est vraiment un point-clé dans ma vie, pour les mélodies, la danse, la synthèse d’une époque, la réflexion sur le spectacle vivant.

En comparaison avec cette époque, qu’est qui vous marque dans le langage sonore d’aujourd’hui ?

Ce qui me marque, c’est que l’on a fait tellement de progrès dans la diffusion sonore, qu’il y a plus d’espace pour la recherche. On est plus obligé d’être face à un orchestre pour expérimenter. Celui qui s’en tire le mieux à mon sens, c’est Alexandre Desplats. Il a une pléthore de couleurs et à chaque fois il parvient à trouver une identité, un son pour les films. C’est une référence, surtout pour son travail d’exploration. Avant il y avait Maurice Jarre, Philippe Sarde, lui c’était l’après Nouvelle-Vague, une idée d’un placement de la musique. Alexandre Desplats synthèse beaucoup de ces langages, la mélodie, le timbre, le placement. Où se situe et pourquoi la musique, dans quel intérêt, dans quel but.

Quand arrive ce travail de placement de la musique ?

Ça arrive très loin dans la fabrication de la musique, c’est souvent le dernier moment. Soit la musique est en contrepoint, soit elle souligne, accompagne l’image. Quand tu commences à la fin d’un projet, la réflexion se fait pendant la composition, mais si tu es au début du projet, tu fabriques un vocabulaire, des sonorités, et si c’est validé par les producteurs et l’ensemble de la chaîne artistique, les monteurs peuvent construire et s’amusent avec. Là tu peux intervenir sur la narration, la dramaturgie. J’aime ce schéma-là, je m’exprime, je joue mon rôle de compositeur et adapte par la suite les mélodies sur le rythme des séquences. Ça me permet de segmenter les espaces de travail.

De votre expérience, considérez-vous que les réalisateurs ont une véritable connaissance musicale ?

Je ne sais pas, je pense qu’ils ont une sensibilité. Comme nous les musiciens, ils ont baigné dans de nombreuses influences. Un langage universel s’est construit à travers le cinéma. En revanche, c’est toujours difficile de trouver le point de langage où eux vont pouvoir exprimer leurs souhaits. C’est à nous de déduire, d’aller chercher les mélodies, les sonorités. Je suis au service d’une œuvre, les contraintes délimitent mon espace de création.

Comment choisissez-vous vos projets ?

C’est souvent parce que l’on m’appelle, et lorsque c’est le cas, c’est que l’on souhaite quelque chose en particulier. Je regarde si j’ai le temps et si je peux le faire. Je n’aime pas faire deux choses en même temps, je me consacre sur un projet. Si je multiplie, je ne trouve plus le plaisir. Là je commence un film, je cherche les thèmes et c’est difficile d’aller attaquer un autre projet. Tu es plongé dans un monde, des personnages, une émotion.

De quelle manière réglez-vous les désaccords artistiques ?

On trouve des solutions généralement, toutefois il m’est déjà arrivé de quitter des projets, parce que je n’étais pas en accord avec les intentions ou que je n’avais plus la fraicheur pour reprendre depuis le début. Par exemple, ils veulent que ça sonne américain, mais ça ne se place pas dans l’esthétique du film. Finalement, soit tu te rapproches, soit tu t’éloignes, c’est comme une histoire d’amour. Il faut une foi dans le projet, un propos qui reste malgré les contraintes.

Vous avez composé la bande originale de la série Shadowplay de Måns Mårlind. Comment avez-vous été impliqué dans ce projet ?

J’avais fait Jour Polaire et Swoon avec Måns Mårlind, on est donc devenu proche. Il m’a directement contacté pour travailler sur la série.

A quel moment avez-vous commencé à composer ?

Lorsque l’équipe est entrée en production, j’ai commencé à écrire des chansons et des arrangements. Il y avait une partition de Bach que je devais jouer dans le huitième épisode, il fallait la composer. J’avais une vraie volonté de faire une musique diligente, il fallait que ça soit rêche, violent, expressif.

Les sonorités restent néanmoins délicates.

Elle l’est car on en déduit quelque chose, une douceur, les émotions sous-jacentes. C’est là où on peut apporter son engagement, soit tu es pudique, soit tu es très démonstratif. On peut être en contrepoint ou en accord avec l’image. C’est le fruit de la relation que l’on peut avoir avec les réalisateurs. A tel moment j’entre en scène ou je reste derrière. La musique est un outil expressif.

Par rapport à un long métrage, est-ce différent de composer pour une série ? Une série est un divertissement chronophage, qui tient sur la durée, la musique doit donc s’adapter et se réinventer pour ne pas ennuyer le spectateur.

Dans tous les cas, il faut un bâti de départ riche, capable de s’adapter aux évènements. Je peux amener un thème ailleurs, modifier les couleurs, croiser les sonorités. Je réécris à partir d’un vocabulaire de base. Pour un film, je ferai pareil. Le plus dur c’est la création brute, d’être dans le juste.

Parlez-nous du choix des instruments.

Le violoncelle était le point de départ de l’équipe artistique. C’est drôle car dès le quatrième épisode, on en pouvait plus du violoncelle. J’avais fait les aigus, les graves, les harmoniques, je ne savais plus quoi faire. A un moment donné, on s’est dit qu’il nous faut un orchestre. J’ai donc réinterprété, on a donc plus de symphonique dans les derniers épisodes de la série. C’était sensitif, on ne s’est pas mis de frontière. Il y a quelque chose d’empirique dans la construction d’un divertissement de ce genre. La musique doit être liée à l’exigence de la narration.

La série se déroule à Berlin en 1946, comment avez-vous fait pour inscrire votre musique dans ce contexte ?

Tu ne peux pas partir sur un projet comme Shadowplay sans te nourrir de l’époque. C’est possible d’aller vers du contemporain, du moderne, mais tu dois d’abord respecter le contexte. Il faut d’abord puiser l’époque, puis s’intégrer ou la dépasser. J’ai écouté Kurt Weill, Arnold Schönberg ou Gustav Mahler. Ce n’était pas possible de jouer du Bach sans prendre en considération ce qu’il représente dans la culture allemande. Il y a quelque chose d’universel dans la relation musique – image, il y a une cohésion qui fait que ce n’est jamais gratuit.

Lorsque vous débutez le travail musical en amont du tournage, vous vous faites quelque part une version personnelle de la série dans votre esprit.

Oui et parfois ça ne fonctionne pas du tout. L’image ne s’accorde pas et il faut recommencer. Ce qu’il y a de génial dans la création, c’est que plus-tu fabriques, plus tu as de la matière et un univers. Il y a quelque chose de jouissif, d’autant plus lorsque l’équipe artistique est en phase avec ta proposition. 

Une fois la musique imaginée, elle a été jouée et enregistrée à Prague. Pourquoi ?

Le tournage s’est fait à Prague, il y avait une obligation de travailler là-bas. La chance que j’ai, c’est que j’ai enregistré de nombreuses fois avec l’orchestre philharmonique de Prague. Je savais que je pouvais leur faire confiance. On a enregistré la musique en juin 2020.

Est-ce que la situation sanitaire vous a impactée dans votre processus de création ?

Forcément. Tu ne peux pas regarder le monde péricliter ou chercher ses repères sans être impacté. Tu as moins envie de rigoler, d’être un peu plus sérieux. Cette musique, sans le COVID, peut-être qu’elle aurait été moins profonde, plus sur la réserve. L’empreinte d’un temps ou plutôt d’un entre-temps. Le présent a son importance, mais il faut aussi divertir et donc trouver un bon compromis.

Il vous arrive de regarder en arrière et de critiquer vos œuvres ?

Ça m’arrive souvent. Comme un acteur, un réalisateur, tu ne peux pas être vierge vis-à-vis de ton travail. J’aurais aimé faire ça ou retravaillé ceci. C’est une excellente manière d’apprendre et d’éviter de se répéter. J’avoue que c’est un travail complexe, tu ne peux pas tout maîtriser. Face à un acteur qui joue son image, l’enjeu est très différent, moi je suis en retrait, je suis les oreilles, dans les pistes. Chouette si quelqu’un remarque ou aime, mais j’espère juste que mon travail n’abîme pas celui des autres. Il y a un point d’équilibre à tenir, de respect. C’est une œuvre collective avant tout, avec un réalisateur qui imprime son monde, son sens esthétique.

Et la suite, quels sont vos projets ?

Je travaille sur une nouvelle série de Laure de Butler avec qui j’avais fait La Promesse, Syndrome E pour TF1. Je fais aussi un film d’espionnage, Seule, de Jérôme Dassier et une comédie musicale avec Patrice Leconte pour le théâtre.

Entretien réalisé en septembre 2021.