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Ce premier film de Kelly Reichardt a bien failli être perdu. Heureusement il a été conservé par l’UCLA Film and Television Archive et restauré avec l’aide du Sundance Institute. C’eût été d’évidence une immense perte. En se replaçant dans le contexte de l’époque, River of Grass avait pourtant été remarqué lors de sa sortie en 1994, en raison de la démonstration éblouissante du talent d’une jeune réalisatrice, talent qui crève les yeux du moindre amateur de cinéma, mais il n’aurait pu s’agir que d’un film sans lendemain. Car Kelly Reichardt a mis une douzaine d’années pour pouvoir tourner son long métrage suivant, Old Joy en 2006 qui donne véritablement le coup d’envoi de toute son oeuvre (sept longs métrages et quelques courts métrages au total), en posant les fondations stylistiques de ce qui allait suivre. Néanmoins beaucoup de choses se trouvent déjà en filigrane dans River of Grass qui est bien plus qu’un premier film réussi, mais aussi peut-être l’un des films les plus attractifs et immédiatement séduisants de Kelly Reichardt, que l’on a un immense plaisir à (re)découvrir aujourd’hui.
Vivant en Floride, auprès des Everglades mythiques filmées dans La Forêt Interdite de Nicholas Ray, Cozy, trentenaire anonyme, mère d’une flopée d’enfants, qu’elle n’hésitera pas à abandonner à revers de la morale bourgeoise, croise dans un bar un soir de désoeuvrement, Lee, un adulescent attardé de trente ans, vivant de divers trafics et petites combines. Elle va le suivre, croyant avoir tué une personne en tirant par accident au bord d’une piscine….
River of Grass est bien plus qu’un premier film réussi, mais aussi peut-être l’un des films les plus attractifs et immédiatement séduisants de Kelly Reichardt, que l’on a un immense plaisir à (re)découvrir aujourd’hui.
Comme Kelly Reichardt l’a défini, certainement mieux que quiconque, River of Grass est » un road-movie sans route, une histoire d’amour sans amour et une histoire criminelle sans crime« . Dans cette phrase, il est possible de saisir la pensée de Kelly Reichardt, tout entière tournée vers le détournement des genres. A priori River of Grass s’inscrit dans une longue tradition de cavales légendaires du cinéma américain, de J’ai le droit de vivre de Fritz Lang à Bonnie et Clyde d’Arthur Penn, en passant par Les Amants de la nuit de Nicholas Ray ou Le Démon des armes de Joseph H. Lewis, voire Sugarland Express de Steven Spielberg. Pourtant Kelly Reichardt, loin de se tenir à un programme annoncé, va s’appliquer à désamorcer ce parcours fléché. Il n’y aura pas franchement d’amour vibrant entre Cozy et Lee, tout au plus une vague solidarité, à peine de la camaraderie. Alors qu’on s’attendrait à suivre une cavale meurtrière dans la lignée des films américains précités, ni Cozy ni Lee ne sont véritablement doués pour la délinquance ou ne possèdent de pulsions meurtrières. Ils ne quitteront donc pas la Floride et ne canarderont personne sur leur chemin. En cela, Kelly Reichardt va persister et signer, en réalisant plus de quinze ans plus tard La Dernière Piste, faux western et vrai documentaire sur des pionniers immigrants qui cherchent à se frayer un chemin en avançant dans les contrées hostiles de l’Amérique du milieu du XIXème siècle. Comme pour La Dernière Piste, River of Grass représente un détournement de genre et un quasi-surplace : même si on a physiquement avancé, on n’en a pas réellement l’impression. On y retrouve aussi le questionnement sur la place de la femme, à travers ce personnage de Cozy, femme à la maison dépourvue d’un avenir palpitant, qui se rêverait pourtant acrobate, danseuse, artiste de cirque, qui sera toujours aussi prégnant dans Certaines femmes, description de trois destins parallèles de femmes enfermées dans leur cercle de relations et leur environnement.
Pourtant, ce premier film de Kelly Reichardt se distingue également de l’oeuvre à venir par plusieurs points : 1) Un style différent qui se rapproche bien plus d’un Godard des années soixante ou d’un Hal Hartley, que des influences plus contemplatives d’Antonioni ou du Gus Van Sant expérimental qui allaient dominer dans le reste de son oeuvre. Un plan de River of Grass a minima cite d’ailleurs explicitement A bout de souffle, lorsque Lee fait mine de tirer sur l’horizon. 2) Par conséquent, un rythme beaucoup plus rapide dû à un montage sec et nerveux, dont Kelly Reichardt n’est pas la responsable directe, ce qu’elle sera pour tous ses autres films à partir de Old Joy. Dans ses films suivants, Reichardt n’hésitera pas à se poser et à profiter de la durée en inscrivant ses plans dans une continuité picturale et photographique, sans se préoccuper véritablement d’une narration à conduire. River of Grass adopte le rythme syncopé des morceaux de jazz qui constituent l’essentiel de sa bande originale, alors que les autres films de Reichardt se noieront plutôt dans des nappes atmosphériques ou de folk indé. 3) C’est le seul film de Kelly Reichardt directement autobiographique où il nous semble entendre sa voix, à travers le montage d’images commentés par la voix off de Cozy. Reichardt nous raconte ainsi sa vie en Floride (dont elle est originaire) de femme a priori sans qualités, fille d’un policier. Dans ses autres films, elle recourra souvent aux romans de Jonathan Raymond, son coscénariste de prédilection, (hormis le cas particulier de Certaines Femmes où elle choisit d’adapter les nouvelles de Maile Meloy) pour s’avancer masquée. Tous ses autres films, hormis Certaines Femmes, prendront place dans l’Oregon, terre d’élection de Gus Van Sant et Todd Haynes. 4) Enfin, le style de River of Grass se caractérise par un humour assez fin qui ne sera pas très présent, loin s’en faut, dans les futurs longs métrages de la réalisatrice, souvent graves, presque tragiques. On se souviendra ainsi d’une mémorable chasse au cafard dans une salle de bain ou de la manière dont Cozy et Lee ne parviennent pas piteusement à franchir une barrière de péage. Tous ces éléments conjugués font de River of Grass l’un des films les plus immédiatement séduisants de Kelly Reichardt, où se fait déjà sentir la patte d’une véritable réalisatrice, même si cette oeuvre de jeunesse ne ressemble pas trop à l’oeuvre qui allait suivre. Il n’en reste pas moins précieux, voire incontournable, dans l’appréciation de la génèse d’une grande artiste. Certains pourraient même le préférer à certains de ses films suivants, plus difficiles d’accès.
Le film est complété par un bonus très intéressant, un entretien de 22 minutes avec Judith Revault d’Allones, auteur de l’ouvrage Kelly Reichardt, l’Amérique retraversée, et responsable de la rétrospective qui devrait normalement avoir lieu au Centre Georges Pompidou à l’automne prochain, en présence de Kelly Reichardt elle-même, en octobre 2021.