A l’occasion de la sortie de son nouveau film Magdala, vu au dernier Festival de Cannes, nous avons eu l’occasion de nous entretenir longuement avec Damien Manivel, jeune réalisateur français qui, de film en film, n’a de cesse de s’accomplir dans un cinéma radical, puissant, et qui touche avec Magdala à la grâce la plus pure.
Magdala représente votre deuxième film sélectionné à Cannes, toujours à l’ACID. Comment avez-vous vécu cette sélection et ce retour ?
Alors j’ai eu aussi un court-métrage présenté à la Semaine de la Critique auparavant.,. mais revenir ça fait toujours plaisir, c’est l’un des plus beaux endroits pour débuter la carrière d’un film. Plein de gens l’ont vu là-bas, j’ai senti qu’il s’était passé quelque chose en discutant avec les spectateurs après les séances. L’équipe et moi étions très contents d’y être, c’est comme une récompense pour tout le monde d’être sélectionné. En particulier la sélection de l’ACID car c’est pour moi celle qui ose le plus, la plus libre, qui fait les choix les plus audacieux. C’est le genre de cinéma que j’aime et même quand je ne présente pas de films je suis ce qui s’y passe.
Comme vos autres longs-métrages, Magdala est produit par MLD Films, votre société de production. Quelle liberté cela vous apporte t-il ?
J’ai un associé qui s’appelle Martin Bertier, qui m’a rejoint en 2015, et sans qui ce serait impossible de faire mes films aujourd’hui. Pour ce qui est de la liberté, elle est totale mais elle a un certain prix, à savoir que j’ai très peu d’argent pour faire mes films. Sur ce film-là on n’a reçu aucune aide de l’Etat, on a juste gagné le prix Eurimages, un concours qui avait lieu au Festival des Arcs et qui nous a aidé à faire le film. Je pense que des longs-métrages qui ont zéro argent de l’Etat, à part mes films je n’en connais pas. On finance chaque film grâce aux recettes du film précédent, qu’on injecte dans le budget du nouveau. Mais c’est de plus en plus difficile parce que les institutions, les aides, tout le monde est de plus en plus frileux.
Vous aviez tenté de le faire financer ou dès le début vous vous êtes résigné ?
Étant donné que je n’ai pas de scénario classique, il existe certaines aides auxquelles je ne peux même pas me présenter parce que je sais qu’ils ne me prendront pas. Ensuite on a tenté certaines choses mais on ne les a jamais eues, ça montre que quelque chose est en train de se durcir, il y a une peur de formes différentes. Moi je considère que mon cinéma est très radical, et ça fait flipper les gens parce qu’ils croient que ça ne va pas plaire au public, que ça va le désarçonner alors que justement pour moi les films qui m’ont le plus touché dans ma vie et qui m’ont fait aimer le cinéma sont des films qui m’ont désarçonné, emmené ailleurs, du coup je ne trouve ça pas très courageux et je dirais même que c’est un peu triste.
Quels étaient les films qui vous ont désarçonné, comme vous dites ?
Quand j’étais adolescent, j’aimais le cinéma mais un peu comme tout le monde, je voyais des films commerciaux qui me plaisaient énormément. Je ne savais pas à l’époque qu’il existait un cinéma d’auteur avec un langage vraiment différent. C’est venu vers les 20 ans quand j’ai découvert Bresson, le cinéma japonais, Bruno Dumont…. J’ai eu l’impression de découvrir un monde inconnu qui me passionnait. C’est toute la beauté de l’art, de surprendre, de toucher, d’émerveiller….Aujourd’hui moi je ne vais plus trop au cinéma, la majorité des films m’emmerdent. Je vais voir des films dont je sais qu’ils sont sincères, authentiques, et il y en a plein… Mais le cinéma commercial, les films français formatés, ça ne m’intéresse pas du tout.
Vous avez tourné le film dans les forêts bretonnes, là où vous avez grandi. Ça avait une signification particulière pour vous ou c’était simplement par souci pratique ?
Alors j’ai grandi à Brest, et on a tourné dans les Monts d’Arrée, donc ce n’est pas forcément la même région. Mais c’est une région très boisée, avec des dunes, des montagnes, des collines, et dès que j’ai découvert cette région, je me suis dit que je devais faire un film ici. J’y suis retourné en repérages, j’ai vu des forêts incroyables, de la brume, un ciel assez dingue…
Pourquoi avoir choisi de tourner le film en 16mm ?
C’était surtout que je voulais filmer Elsa Wolliaston en pellicule. J’ai déjà fait deux films avec elle, et là elle a le premier rôle, c’est vraiment un film qui lui est dédié, un hommage à elle, son talent, son expressivité, son corps… J’avais envie de garder sa présence sur un support qui soit un support matériel, je n’avais pas envie que ce soit sur un fichier, dans un ordinateur.
Vous venez de le dire, Magdala signe votre 3ème collaboration avec Elsa Wolliaston. D’abord dans votre court-métrage La Dame au chien, où elle partageait l’affiche avec Rémi Taffanel, puis dans Les Enfants d’Isadora, où elle est l’héroïne de l’un des trois segments. Ici, dans Magdala, elle est seule et est de tous les plans. Était-ce une évidence pour vous de lui donner ce rôle ?
Ça fait des années, depuis que je l’ai rencontrée, que je veux faire un film dans lequel elle aurait le premier rôle. J’ai écrit pas mal de projets allant dans ce sens mais aucun n’est allé au bout. Et là je me suis dit que c’était vraiment le moment, qu’il fallait le faire, et elle a accepté tout de suite, de manière très simple. On a une superbe relation.
D’où vous est venue cette envie de filmer Marie-Madeleine en particulier, et dans ce moment précis de sa vie ?
C’est compliqué de travailler sur un personnage comme Marie-Madeleine, il y a des choses que je ne m’autorisais pas à l’écriture au début : filmer des miracles, représenter Jésus…. Puis au fur et à mesure je me suis dit qu’il fallait y aller à fond.
Mais l’impulsion elle vient d’Elsa, tout part d’Elsa, de mon désir de la filmer et de lui donner un rôle. Dans Les Enfants d’Isadora, elle joue une vieille dame vivant dans la banlieue parisienne, et j’avais envie d’autre chose, d’un rôle de sainte, qu’il y ait quelque chose d’extraordinaire. Et assez naturellement, je suis arrivé sur des figures mystiques, autour de la religieuse ou de la sainte, et ça s’est arrêté sur Marie-Madeleine. J’avais pensé à la Vierge Marie, mais Elsa n’aurait pas été d’accord, elle se sent plus à l’aise dans le rôle de Marie-Madeleine. J’ai aussi pas mal travaillé sur des figures de moines errants japonais, j’ai cherché autour de différentes figures jusqu’à arriver à Marie-Madeleine.
Justement cette errance de Marie-Madeleine, après avoir été ostracisée, est un passage non-traité dans la Bible. En avez-vous justement profité pour avoir plus de liberté ?
C’est exactement ça, c’est une légende. Ça fait partie d’une légende du Moyen-Âge qui dit qu’après la mort du Christ, elle se serait isolée dans une forêt pour y terminer sa vie dans la solitude. Et à part toute l’histoire de l’art, de la peinture à la sculpture, où il y a énormément de représentations de Marie-Madeleine dans cette forêt, dans une grotte, en train de penser au Christ… il n’y a pas de films, et aucun document. Donc pour moi, en tant que cinéaste, c’est génial. Ça m’ouvre l’imaginaire et ça me permet de travailler dans cette zone non traitée dans laquelle j’ai de la liberté. Et en même temps il faut que je comprenne bien ce personnage pour le travailler avec subtilité.
Avant d’être actrice, Elsa Wolliaston est une célèbre chorégraphe. Dans Magdala, la partition qu’elle a à interpréter est radicalement lente, elle se meut difficilement et bouge finalement assez peu. De quelle manière avez-vous, ensemble, fait en sorte de puiser dans son expérience de danseuse pour un tel rôle ?
Déjà, Elsa est très immobile, du fait de sa condition physique, donc je travaille aussi avec son corps et ce qu’il propose. Mais Elsa appose une grande puissance dans ses gestes, elle est danseuse et elle comprend ce que c’est que de dégager une émotion dans un geste de main, de bouger son dos pour que ça produise des choses…. Venant moi aussi de la danse, on a une relation presque de chorégraphe-interprète, où on est très porté sur les gestes, on ne parle quasiment pas du personnage.
Parce que, comme vous le disiez auparavant, vous travaillez sans scénario, c’est bien ça ?
J’ai un scénario (coécrit avec Julien Dieudonné) mais il est écrit comme un poème, il tient sur cinq pages. L’idée était vraiment (comme le précise le carton d’introduction) d’en faire une rêverie. On avait quand même une idée précise de ce que l’on voulait montrer, le film est très imagé, très sonore. Mais tout se joue au tournage, c’est là que les choses se passent.
La figure de Marie-Madeleine a été maintes fois portée à l’écran, tantôt sous les traits de Rooney Mara pour Garth Davis, tantôt sous ceux de Monica Bellucci pour Mel Gibson. Ici, c’est un tout nouveau rapport à sa corporéité que vous apposez, une Marie-Madeleine comme on ne l’a jamais vue, loin de tous les codes de beauté occidentaux. Était-ce une initiative consciente de votre part, de lui offrir un nouveau visage ?
Ces deux exemples que vous citez sont aussi des films où ils parlent anglais, ce qui n’a aucun sens finalement (les quelques mots que l’on peut entendre dans Magdala sont en araméen). Mais ma volonté n’est pas forcément d’être loin de tout ce que l’on a déjà vu, mais de trouver la vérité du personnage grâce au corps d’Elsa. Le problème avec le cinéma, c’est qu’on embauche des stars, comme Rooney Mara ou Monica Bellucci. Moi je ne vais pas voir ces films, je n’y crois pas une seule seconde. Dans toute l’histoire de l’art, il existe plein de représentations de Marie-Madeleine où elle est extrêmement différente : sa couleur de peau, son âge, elle est souvent représentée un peu dénudée et jolie dans la grotte, mais il y a plein de versions différentes passionnantes. Moi je ne fais que m’inscrire dans cette suite-là, cette tradition-là. Il est probable que ma Marie-Madeleine soit plus proche de la réalité que Rooney Mara.
Justement, en plus de lui offrir une nouvelle enveloppe corporelle, vous offrez aussi la mort à Marie-Madeleine, une mort qu’elle attend désespérément afin de rejoindre l’être aimé. C’est presque une expérience cathartique que vous proposez, vous aviez cette idée de réparer ce que l’Histoire, la religion, lui aurait refusé, à savoir un véritable récit et une mort digne ?
Oui c’est tout à fait ça. Mais aux deux, à la fois à Marie-Madeleine mais aussi à Elsa, qui joue une version grandiose de sa propre mort. Pour moi comme pour elle, c’est très émouvant. Ce qui est beau, c’est d’en faire une héroïne et de lui donner une réelle place. Je voulais faire ressentir à la fois ce sentiment d’amour fou, et ce deuil qui prime sur tout. Elle va physiquement se sacrifier pour le rejoindre, et je trouve ça magnifique. La mort y est dure et douce. Dure parce qu’on voit le temps de l’agonie, mais aussi douce car elle est simple, on voit que mourir c’est simplement du temps qui passe sur un corps. Il y a quelque chose de grand.
Vous allez continuer à collaborer avec Elsa Wolliaston ?
J’adorerais. Après je suis quelqu’un de très intuitif, je ne contrôle pas les projets qui me viennent, ils me tombent dessus et j’y vais à fond. Donc s’il y a un projet qui me tombe dessus avec Elsa je serais hyper heureux. Pour l’instant je fais un film en ce moment mais sans Elsa, mais si elle revient dans ma tête à l’avenir, je serais ravi de retravailler avec elle. Après avoir fait Magdala, je ne sais pas trop ce que je peux faire avec elle. Quand j’écrivais le rôle, je l’envisageais comme une sorte de rôle ultime, c’est ce qui me donnait de l’émotion, celle de la dernière fois. Mais maintenant que le film est fait, ça rabat toutes les cartes.
Entretien réalisé par Jolan Maffi à Paris en juillet 2022.