Bardé de prix (3 Oscars 2021 du meilleur film, de la meilleure réalisatrice et de la meilleure actrice, Golden Globe du meilleur film dramatique, Lion d’Or à Venise, etc.), Nomadland apparaît comme LE film qui a dominé cette dernière année cinématographique, troublée de part en part par le confinement. Chloé Zhao se paie même le luxe de rompre le signe indien qui entourait les femmes réalisatrices depuis le triomphe de Kathryn Bigelow aux Oscars en 2010 avec Démineurs. Même si elle a adopté la nationalité américaine depuis son départ de la Chine, elle confirme également l’ouverture du cinéma américain à des metteurs en scène issus de la diversité, en particulier asiatique, qu’on avait pu constater avec la consécration inattendue (sauf pour nous) de Parasite de Bong Joon-ho. Cependant Nomadland merite-t-il toutes ses récompenses, et Chloé Zhao marquera-t-elle véritablement l’histoire du cinéma?
Après la fermeture de l’usine de fabrication de plaques de plâtre qui servait de centre névralgique à Empire, cette ville du Nevada perd même son code postal. C’est le moment pour Fern, veuve qui ne s’est pas remise du décès de son mari, de prendre la route vers l’Ouest Américain, du Nevada vers l’Arizona. Elle y croisera nombre de personnes proches de l’âge de la retraite qui ont décidé de continuer à travailler en intérimaires, en vivant dans leurs vans…
Dès son premier film, Chloé Zhao a toujours focalisé son attention sur les déclassés de l’Amérique : les Amérindiens parqués dans des réserves (Les Chansons que mes frères m’ont apprises), une star du rodéo grièvement blessée (The Rider). Nomadland ne déroge pas à la règle, décrivant de manière attentive, sans sentimentalisme excessif, les personnes restées sur le côté de la route, n’ayant pas assez d’argent pour vivre décemment d’une retraite forcément décevante. Chloé Zhao, en soeur plus ou moins militante de Kelly Reichardt, se penche sur les oubliés du rêve américain, sur cette Amérique profonde, qu’on oublie trop souvent dans les publicités touristiques et les documents de promotion des Etats-Unis.
Au départ, Nomadland ne semble a priori rien apporter de révolutionnaire dans le style ou le fond, aux films antérieurs de Chloé Zhao en particulier ni au cinéma en général. La forme est assez abrupte, aride, apparemment dépourvue de toute sophistication inutile. Elle n’est même pas exempte de certaines longueurs en raison de son absence voulue de dramatisation, en particulier dans sa première heure. Néanmoins, petit à petit, grâce surtout à l’interprétation prodigieuse de Frances McDormand, de tous les plans ou presque, qui n’a pas volé son troisième Oscar de la meilleure actrice, se minéralisant au point de se fondre dans les paysages de l’Ouest américain, Chloé Zhao gagne de belle manière son pari. Fern, la veuve qui intériorise son immense chagrin, va se reconstruire grâce à ses rencontres avec ses amis d’un jour, Linda May, la retraitée qui a failli se suicider, Swankie, la voyageuse atteinte d’un cancer du cerveau, Dave, l’amoureux secret qui lui propose un toit et un foyer, Bob Wells, le fondateur de cette belle bande d’amoureux du nomadisme….Des rencontres de quelques jours, des amis qu’on revoit ou pas, des gens auxquels on s’attache malgré soi. Un certain concentré de la vie qu’exhale sans forcer Nomadland, avec pudeur et dignité. La vie et rien d’autre.
Nomadland renvoie à cette expérience que tout humain a pu connaître, même très peu de temps, cette expérience de solitude fondamentale, irrémédiable, qui pèse comme une chape de plomb sur la poitrine.
Dans sa quête éperdue de la solitude et des origines de la nature, comparée par sa soeur à celle des pionniers de l’Amérique, Fern se rapproche d’autres grands errants du cinéma comme le globe-trotter de Into the wild de Sean Penn ou Mona, la vagabonde de Sans toit ni loi. Mais contrairement à eux, même si elle n’a pas de maison, elle n’est pas sans abri : son van est devenu son foyer « houseless but not homeless« . De plus, son parcours n’aura pas d’issue aussi tragique que ceux de ses prédécesseurs. Certes, comme dans ces deux films, Il s’agira tout autant de rencontres plus ou moins marquantes, sans lendemain, à la différence importante que Fern revoie quasiment tous ceux qu’elle a croisés, une deuxième fois, cette deuxième fois ne ressemblant pas à la première. L’errance se définit plus sur le mode de l’éternel retour que de la ligne droite à perte de vue. Comme Christopher McCandless ou Mona, Fern recevra des enseignements mais à la différence de ces derniers, elle en tirera à la fin des leçons qui lui indiqueront une nouvelle voie. Contrairement aux apparences, le film que l’on pourrait le plus rapprocher de Nomadland, avec ses balades solitaires et mélancoliques, sur fond de musique country-folk ou d’accords pianistiques esseulés de Ludovico Einaudi (qui s’est surpassé pour l’occasion), c’est, non pas Into the Wild ou Sans toit ni loi, mais The Brown Bunny de Vincent Gallo, arpentant les routes américaines, en faisant en parallèle un travail de deuil, cette quête romantique à travers les brumes de la dépression la plus profonde. « Tout ce dont on se souvient vit » énonce Fern, prenant conscience de la vacuité de son enfermement dans le passé et le souvenir de sa vie défunte avec son mari décédé.
Car le plus étonnant, dans Nomadland, c’est que le film aborde de front les sujets les plus noirs et dérangeants, la solitude, la mort, la vieillesse, la maladie, etc. et ne dégage pourtant pas de tristesse ou de désespoir, en contrebalançant ces thèmes sombres par la lumière des paysages de l’Ouest américain, dans lesquels Fern se confond et se sent presque en communion. Pourquoi le film touche-t-il autant, en dépit des quelques longueurs décelées? Sans doute parce que, à travers le personnage interprété par Frances McDormand, Nomadland renvoie à cette expérience que tout humain a pu connaître, même très peu de temps, cette expérience de solitude fondamentale, irrémédiable, qui pèse comme une chape de plomb sur la poitrine. On est seul, irrémédiablement seul, y compris lorsqu’on choisit sa solitude, et le seul remède, c’est de retrouver de temps à autre des humains qui partagent la même expérience, ce qui permet de remonter la pente. Les dernières quarante minutes du film, où Fern tente de s’intégrer sans y réussir dans des familles (la sienne, celle de Dave), avant de s’apercevoir que ce sort n’est décidément pas pour elle, sont merveilleuses de vérité non politiquement correcte sur la solitude et le bonheur. Tout le monde a ressenti au moins une fois dans sa vie ce sentiment d’exclusion qui fait qu’on recule parfois lorsqu’on nous propose d’appartenir à une communauté qui risque de prendre le pas sur l’intangibilité des émotions de l’individu. Sans le moindre dialogue, Frances McDormand parvient à faire comprendre quantité d’émotions en arpentant la maison vide de la famille de Dave, en quelques plans bouleversants. A elle seule, Frances McDormand symbolise dans ce film la solitude absolue. On n’est pas près d’oublier ce plan furtif où elle claironne un « Happy New Year » triomphant dans un parking quasiment désert.
Alors il est possible de reprocher certaines choses à Chloé Zhao, de ne pas avoir tourné avec Nomadland une oeuvre radicale, partant résolument en guerre contre l’injustice de ce monde, de ne pas avoir dénoncé Amazon et ses méthodes de travail, préférant se focaliser sur le fait qu’Amazon représente l’une des rares entreprises à proposer du travail à ces personnes itinérantes. On pourrait aussi lui reprocher ce plan ironique présentant un cinéma dans une ville déserte, avec Avengers à l’affiche, lorsque l’on sait que Chloé Zhao va prochainement sortir le prochain Marvel cet hiver, The Eternals, film qui pourrait représenter une nouvelle ère « artistique » pour les films de super-héros. Tel n’était donc pas le but de Chloé Zhao, d’accuser ou de dénoncer politiquement le système dominant, elle préfère se placer toujours du côté du drame humain de ses personnages. Son travail se situe au-delà du politique, davantage du côté de l’existentiel. Chloé Zhao présente la situation de ses personnages, sans faux-fuyants mais n’accuse personne, nous laissant la comprendre par nous-mêmes. C’est aussi pour cette raison, cette sérénité quasi bouddhiste, cette maturité artistique, plus que par l’esthétisme de son style cinématographique, qu’elle a remporté ses Oscars, à moins de quarante ans, et qu’elle va continuer à marquer l’histoire du cinéma.