Tout d’abord le soulagement de voir enfin ce film tant attendu, tant désiré, tant différé. Rappelons les faits : Abdellatif Kechiche, cinéaste éminemment talentueux et parfois controversé, se lance en 2016, soit il y a presque dix ans, dans une trilogie de films sur l’état de jeunesse, librement inspirée par La Blessure, la vraie de François Bégaudeau, qu’il tourne à Sète, dans le Sud-Ouest de la France. De plus de 1000 heures de rushes, il en sortira Mektoub my love : Canto Uno, présenté à Venise en 2017, salué quasi-unanimement par la critique mais accueilli fraîchement par le public à sa sortie en mars 2018 (128 000 entrées). De cette mine pharamineuse d’images et de sons, il devait également en sortir au moins un autre film, sinon deux. En 2019, l’année de Parasite et Once upon a time…in Hollywood, dernière année avant le Covid, Kechiche présente au Festival de Cannes Mektoub my love : intermezzo, un film expérimental qui choque la Croisette par sa propension à filmer les fessiers féminins, devenant une sorte de caricature du Male Gaze, ainsi que par une scène explicite impliquant une de ses actrices. Devant la polémique, en particulier dans cette période post#MeToo, et surtout le caractère exorbitant des droits musicaux, Kechiche renonce à sortir ce nouvel opus en salle. Restait désormais les cas de Canto Duo et Canto Tre, désespérément attendus par les admirateurs du metteur en scène. Or si on ne sait pas si Canto Tre existera jamais et si on le verra un jour, Canto Due existe bel et bien après des centaines ou milliers d’heures de montage et moult tribulations, (non-présentation au Festival de Cannes, AVC du metteur en scène, sélection au Festival de Locarno), débarque enfin dans les salles. En raison de l’aventure mythique et déjà légendaire de ce projet, sur presque dix ans, c’est déjà un événement cinématographique.
Lors de l’été 1994, toujours en vacances à Sète, dans sa famille, Amin (Shaïn Boumedine) a définitivement abandonné ses études de médecine et tente de se lancer dans le cinéma, tandis qu’Ophélie (Ophélie Bau) est tiraillée entre Clément, l’homme avec qui elle doit se marier, et Tony, le cousin d’Amin, avec qui elle a une liaison. Deux Américains, une actrice (Jessica Pennington) et son mari producteur (André Jacobs), arrivent soudainement dans le restaurant familial de Sète…
En raison de l’aventure mythique et déjà légendaire de ce projet, sur presque dix ans, c’est déjà un événement cinématographique.
Le fait de voir ces images si longtemps cachées apparaît proprement providentiel. Le mélancolique effet madeleine est certain car nous contemplons des personnes dont la jeunesse a été miraculeusement préservée à l’écran alors que presque dix ans se sont écoulés. Pourtant, en dépit du fait qu’il s’agisse d’un trésor caché du cinéma qui se révèle soudainement à nous, il convient d’évaluer objectivement l’oeuvre. Commençons par des remarques factuelles : Kechiche s’est assagi, ne se trouve plus dans la transgression et les démonstrations de force et cherche désormais à montrer patte blanche. Mektoub my love : Canto Due affiche ainsi une durée standard raisonnable de 2h15, ce qui représente presque un court métrage dans l’oeuvre pléthorique du metteur en scène, lui qui a souvent frôlé voire dépassé les trois heures (2h59 pour La Vie d’Adèle, 2h55 pour Mektoub my love : Canto Uno, 3h32 pour Mektoub my love : Intermezzo), Si le filmage de Kechiche demeure toujours aussi sensuel, – en témoignent les nombreux plans sur la carnation de ses héroïnes-, il n’est plus explicitement sexuel, hormis une scène de coït (soft et simulée) à la fin du film, ce qui pourra soulager ou décevoir au choix.
Mektoub my love : Canto Due permet surtout de retrouver, non le provocateur, mais Kechiche l’artiste, le grand metteur en scène, l’héritier direct d’une des plus grandes lignées du cinéma français, la veine naturaliste et chaleureuse, celle qui passe par Renoir, Pagnol, Rozier et Pialat. On redécouvrira ainsi avec plaisir son sens de la beauté plastique, de la nourriture, des dialogues entrecroisés qui se chevauchent. Chez Kechiche, l’unité de cinéma n’est pas, comme pour beaucoup, le plan, ni même la scène mais la séquence. Il nous fait donc retrouver le goût de ses fameuses séquences qui s’étirent pour le plaisir, sans la moindre nécessité narrative, juste pour montrer la vie en action. Or personne aujourd’hui, hormis les quelques cinéastes précités de jadis, ne sait mieux filmer le phénomène de la vie que Kechiche. Pour cela, il recourt à des principes simples mais efficaces : la liberté des acteurs, l’adaptation de la caméra à leurs mouvements et non l’inverse, la possibilité de l’improvisation. En ressortent des blocs de temps, de 15 à 20 minutes, qui deviennent très souvent des morceaux d’anthologie : ici la séquence du restaurant du début, celle de la plage, celle du repas dans la propriété du producteur américain, etc.
De Mektoub my love : Intermezzo, il ne subsistera que deux ou trois courtes séquences de transition (Amin s’essayant à écrire, Amin visionnant une cassette vidéo, Amin avec la douce et discrète Charlotte, Charlotte quittant définitivement Amin alors qu’il dort) et un seul bloc de temps préservé, la séquence de la plage, où Marie la Parisienne est présentée aux membres du groupe (Ophélie, Tony, Céline, Aimé), écho des inoubliables et lumineuses séquences de plage de Canto Uno. Car, contrairement à Intermezzo, Mektoub my love : Canto Due n’est plus le volet de la fête permanente, c’est celui des illusions perdues, celui où le réel vient percuter tous les rêves. Les rires subsistent, la lumière aussi, mais plus pour très longtemps. Grâce à l’hallucinante séquence du restaurant, le film se présente de prime abord sous les atours d’une comédie, ce qui va se confirmer par la séquence de plage, puis par celle dans la propriété du producteur. Mais le ver se trouve déjà dans le fruit : Jack, le producteur, va d’une certaine manière pousser Jessica dans les bras de Tony, ce qui entraînera la suite.
Canto Due n’est plus le volet de la fête permanente, c’est celui des illusions perdues, celui où le réel vient percuter tous les rêves. Les rires subsistent, la lumière aussi, mais plus pour très longtemps.
De même, Ophélie n’est plus aussi sereine que d’habitude : entre l’enfant qu’elle attend de Tony et dont elle souhaiterait avorter, grâce à un séjour discret à Paris avec Amin, et le retour attendu mais craint de Clément, son militaire de mari, elle pressent que cet été qui semble permanent va bientôt s’achever, et non de la meilleure des façons. Mais de toute manière, elle n’est plus le centre de gravité de l’histoire, mais une intrigue parallèle et secondaire. Car Kechiche a mis au centre de Canto Due les personnages du producteur et de sa jeune épouse actrice, star de série télévisée. On lui a tellement répété que ses personnages étaient des acteurs de sitcom, qu’il nous a pris au mot, en décrivant une actrice de sitcom. Ce qui donne une dimension métafictionnelle assez intéressante où Kechiche montre ses déboires en tant qu’auteur intransigeant à travers son alter ego Amin qui propose son projet « Les Principes essentiels de l’existence universelle » qui se voit rebaptisé illico par Jack le producteur, « Robot Love »! Le cinéma est décidément impitoyable.
Amin, réservé et lucide, ne s’emballe pas devant les propositions de Jack et sent confusément que tout cela n’est que du vent, d’autant plus que Jessica va involontairement empoisonner leur relation par la suite. Par conséquent, Amin, tout comme Ophélie, va se retrouver face aux « terrifiants pépins de l’existence ». Un dernier tour de danse et ce sera fini. Kechiche montre une dernière fois réunis lors d’une danse en appartement, les principaux protagonistes, Amin, Ophélie, Tony, Céline, leurs parents, etc. Ils savent déjà que l’été sera bientôt terminé et qu’il faudra repartir. Le film est ainsi volontairement déceptif et ne cherche pas outre mesure à plaire. Les séquences de restaurant, de plage, de danse, etc., même si elles demeurent toutes très impressionnantes, sont toutes moins éblouissantes que celles de Canto Uno. La grâce est passée ; elle s’est évanouie ; elle ne reviendra plus. C’est le moment que Kechiche choisit pour montrer Amin partant sur son vélo, quittant son amie Ophélie, séquence inverse de celle introductive de Canto Uno. En effet, dans Canto Uno, il allait la rejoindre sous un soleil éblouissant ; dans Canto Due, il la quitte alors que le ciel s’assombrit.
Jusque-là, le film fait bonne figure et pourrait presque apparaître comme un jumeau un peu affadi du précédent volet. La dernière demi-heure du film fait plonger le film (comme Amin dans la piscine) dans le drame du crime et la noirceur de la nuit. D’une certaine manière, Kechiche se montre assez courageux d’avoir cassé son processus habituel, déversant ses séquences rituelles. D’un autre côté, cette incursion inattendue dans le polar n’est peut-être pas (euphémisme) ce qu’il a réussi de mieux dans son oeuvre. Entre vaudeville adultérin et burlesque et interrogatoire policier musclé aux urgences, l’oeuvre perd nettement de son aura mystique et poétique. Canto Due affirme donc haut et fort sa nature volontairement déceptive. Certains spectateurs décrocheront à ce moment-là. Il fallait sans doute pour Kechiche en passer par-là pour montrer que le réel va gangréner cette jeunesse dorée ; peut-être aurait-il pu le montrer de manière plus élégante et moins quotidienne. Canto Due n’est sans doute pas l’un des meilleurs films de Kechiche, – on traite tout de même du metteur en scène qui a a minima quatre chefs-d’oeuvre sur huit dans sa filmographie – mais ce volet doit surtout s’apprécier dans le cadre du cycle Mektoub is Mektoub. Quoi qu’il en soit, le dernier plan du film renoue avec la vitalité, le principe de vie, à l’oeuvre dans tous ses films. Comme Jean-Pierre Léaud dans Les Quatre cents coups, Shaïn Boumedine va courir mais en ligne droite, ses rêves de cinéma envolés. Redevenu un immigré aux yeux de la police, il n’est plus très loin du protagoniste de La Faute à Voltaire, jamais en sécurité, toujours en fuite. Nous abandonnant dans l’incertitude de ce qui pourra arriver aux protagonistes, la fin laisse tellement sur sa faim qu’elle semble réclamer de toutes ses forces une suite. Dans une interview en 2017, Kechiche évoquait les deux premiers volets de la trilogie sous les titres « Les dés sont jetés » et « Pray for Jack ». Mais il ne fermait pas complètement la porte à un troisième volet. Aurait-il conservé dans ses mille heures de rushes de quoi constituer un ultime volet? Lui seul le sait. Se remettant progressivement de son AVC, serait-il en mesure de tourner un dernier volet montrant ses personnages dans leur futur, dix ans après, comme Lynch l’a fait 25 ans après pour ceux de Twin Peaks ou Alexandre Dumas en écrivant Vingt ans après? L’avenir reste ouvert, le Mektoub n’est peut-être pas complètement terminé.
RÉALISATEUR : Abdellatif Kechiche
NATIONALITÉ : française
GENRE : drame, romance
AVEC : Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Jessica Pennington, André Jacobs, Hafsia Herzi, Lou Luttiau, Alexia Chardard, Dany Martial, Marie Bernard
DURÉE : 2h14
DISTRIBUTEUR : Pathé Films
SORTIE LE 3 décembre 2025


