Les Chroniques d’Ana : La Légende du Roi Crabe. Ivrogne n’est pas alcoolique…

Primo, le récit se déroule en Tuscie, soit une région plutôt méconnue (d’origine étrusque) en regard de la Toscane ou de l’Ombrie : merveilleux. Secundo : les réalisateurs filment des êtres, leurs corps, leurs visages donnant aux acteurs toute leur puissance, malgré la vieillesse, tous les stigmates du temps, blessures, cicatrices, handicaps : merveilleux. Tertio : les morts comptent autant que les vivants, de quoi se dire que le film est purement dans son temps, celui des histoires qu’on a dû se raconter en période de crises (diverses d’ailleurs, sanitaire et politique), celles dont on devrait se souvenir, histoire dans l’histoire, histoire dans l’Histoire et le mythe, ce qui fait de ce cinéma un cinéma… légendaire ! Tout ceci est donc merveilleux, comme le cinéma d’Alice Rohrwacher (auquel je pense même si Luciano n’est pas Lazzaro)…

Re granchio (qui signifie crabe royal), retitré en français La Légende du roi crabe, tourné en 16 mm, commence à la manière d’un documentaire filmant une réunion de chasseurs qui viennent in medias res se et nous remémorer l’histoire du jeune Luciano (l’excellent et magnifique Gabriele Silli), fils de médecin, ne glandant rien, la plupart du temps aviné, amoureux de la fille du berger, Emma (Maria Alexandra Lungu), en lutte contre le prince de la contrée, vieilles gens venus raconter son fatal destin, lui qui fut « un saint, un idiot, un ivrogne, un génie ». Le récit se découpe en deux chapitres, inégaux par le lieu de l’action, leur genre, leur esthétique et leur intention. Après les premiers vieux campés, qui entonnent des chants traditionnels italiens pour nous faire aller un siècle plus tôt, d’autres vieux personnages nous sont donnés à voir, marqués sont les habitants de Vejano (acteurs non professionnels d’où la véracité qui en ressort), dans leur campagne, champs ou prairies, auprès de leurs troupeaux où gravitent quelque insecte dans cette fabuleuse nature : conte pastoral. Ici l’on ne voit quasi que des hommes, à l’exception de la bergère et d’une laveuse, parce que les femmes seraient parties, et parce qu’une seule comptera… princesse au destin tragique avec sa couronne angélique et sa référence pasolinienne ! Luciano, lui qui ne travaille pas, mais pense, révolutionne par son attitude parfois nonchalante, passe son temps à détruire une porte – ouvrir des portes pourrait-on dire – récemment construite pour le Prince et empêcher un accès pourtant commun au peuple : révolte, et une forme de courage lorsqu’il s’immisce aussi dans une réunion royale pour chuchoter à l’oreille du prince… hors champ verbal à la manière d’un secret. Déjà, le cadre et ses plans étranges, si proches, si précis, même dans tous les sens, zoomant sur quelque partie du corps en mouvement ; le travail sur les lumières et ses fulgurances (du soleil au lac) ; une couleur qui parvient à rendre le réalisme ambiant en en révélant la poésie intrinsèque : les images sont grandioses. Partant de secret, de mystère, et de symbole, ce sera également un bijou, sorte de croix étrusque, trouvé par Luciano et offert à sa bien-aimée avant qu’elle ne doive s’en séparer, par lequel le fil vers le second récit sera tiré – noter au passage la forme, la matière, la brillance de l’objet magique ? – car ici tout est bien lié (est bien lien) et que les mondes (humain, végétal, animal, minéral) se con.fondent… même s’ils ont une vie propre. En effet, face aux corps meurtris des êtres (volontairement ou non) répond la beauté des éléments même quand son soleil brûle, que son raisin échauffe, son eau il faudra entrer dedans. Ce premier récit commence véritablement avec cette scène durant laquelle Luciano est au milieu d’un lac sur lequel la lumière pleut, et qui, à la manière d’un héros romantique (ou du bon sauvage vue sa barbe !) devra fuir, loin (« au cul du monde dit le titre), pour expier ses crimes, et subsister jusqu’à sa saison nouvelle…

Le deuxième chapitre laisse place à un récit d’aventures, à la manière d’un western contemporain dans lequel les armes font loi, la fable se poursuivant à pied (long sera le chemin de croix, c’est le cas de le dire) dans un décor où les frétillements, ombres et lumières, paillettes naturelles auront disparu pour une image plus brute, aride, dans un décor abrupte, celui des falaises et rochers au-dessus de plage où se perdaient les pirates en quête de trésor, et avec des couleurs tranchées, tranchantes, comme sans variations malgré leur force. C’est à partir d’un regard que l’on accède à la Terre de Feu (en Argentine) que traverseront les chercheurs de trésors, Luciano en premier, et avec l’objectif de rentrer dans ses terres d’origine. Bien qu’il porte l’habit d’un prêtre, l’ambiance et les tableaux, après sa capture, ne sont plus ceux des peintures italiennes mais portent à rire parfois avec ces caricatures de pirates et leur sous fifres maladroits et capables de laisser s’enfuir le prisonnier. Forêt et marais sombre aux algues empoisonnées en plans resserrés, montagne grise ou champ vert en plans larges d’un autre, la galanterie n’a plus de mise ni les statues, vestiges antiques de main d’homme quand ici la nature est synonyme de dépassement. Luciano capturé est le (nouveau) guide de l’équipée, lui-même guidé par un énorme crabe (royal). Il est dans ce chapitre peu besoin de paroles – on a changé de langue au passage – puisque tout est noté dans un carnet, où les secrets des pages situant le trésor auraient été avalés… Luciano est, cette fois-ci, amené à lutter non plus contre les abus de la hiérarchie politique mais contre ceux de la vilénie commerçante, avec sa bure empruntée au feu San Antonio et non plus son costume de frusques. Dans les deux cas, légende ou pas, il fait modèle, comme son histoire qui l’élève au haut rang des anti-héros par qui s’interroge : hors du monde, point de salut, comme l’exprimait Albert Camus, comme un homme révolté, ou faut-il revenir aux anciens, et rappeler qu’hors de l’église, point de salut. Dans les deux cas, le film et à travers lui Luciano – mais aussi à travers la parole souveraine de tous ceux venus rappeler l’importance du mythe, du folklore, des traditions, du récit et par lui des images qu’on en retient – l’homme reste en recherche. Qu’elle soit recherche d’un trésor (finira finira pas par le trouver ?) ou d’une justice (propre ou collective), celle retracée par Luciano semble correspondre à celle des deux réalisateurs, dans leur cinéma et leur manière de nous l’offrir, certes maniériste quand elle n’est pas surréaliste.

À l’image de la nature vient répondre la nature de l’image – ici ce n’est pas l’Ushuaia de Nicolas Hulot ! – et celle-ci, composite, car autant naturelle qu’artificielle, picturale que cinématographique, ancestrale que contemporaine, rapide et lente, nous engage à un retour aux sources au service d’un mieux-être, d’un mieux vivre et offerte à l’imaginaire, souverain. La Légende du roi crabe n’est pas un film d’alcoolique mais d’ivrogne, parce qu’il nous plonge dans une ivresse prompte non pas à nous faire re.devenir nous-mêmes, désinhibés, mais à proposer un voyage sur un bateau ivre, rimbaldien sans doute, quitte à laisser perler quelques larmes…« Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! ». La légende se mérite, comme le trésor : le cinéma nous les offre, alors trinquons à lui.