Les Chroniques d’Ana : En corps. Itinéraire d’une danseuse gâtée

Si vous faites partie d’un public qui a raté les précédents de Cédric Klapisch, Ce qui nous lie et Deux moi, ce film est pour vous, sorte de réponse trilogique si on s’en tient à la titraille. En effet l’héroïne, Élise (Marion Barbeau, 26 ans, actrice amatrice mais première danseuse à l’Opéra de Paris) aura la chance de vivre un second soi après avoir compris de ce qui la lie – en corps – à son art de prédilection et de passion, la danse, suite à un accident qui voit la malléole de sa cheville se fracturer et une longue réparation en perspective… Perspectives, elles sont nombreuses dans ce long métrage qui apparaîtra au monde actuel comme un feel -good movie du plus mauvais goût, étant donné que pour ce nouveau monde (et ceux qui le font) ne règnent plus qu’antipathie et guerre, et que, voulant lutter contre les clichés qu’ils voient partout, il ne réalise plus qu’il en est en lui-même un…

En corps, dont on relève facilement la référence au jeu sur les termes du livre 20 du Séminaire de Lacan, sans le tiret, commence par une ouverture – à la manière d’un prologue pré-générique – presque muet, long, immersif pour nous plonger dans les coulisses d’un spectacle – La Bayadère de Marius Petipa, musique de Léon Mikus, remanié pour l’Opéra de Paris en 1992 par Noureev – et créer immédiatement une tension. Élise, première danseuse donc à la ville comme à la scène, se prépare, s’étire, voit son homme la trahir en embrassant une autre danseuse, et bien qu’assurant le début du spectacle, devant son père Henri (toujours excellent Denis Podalydès) dans le public, chute, fragile d’esprit, les mains tremblantes, et ne pouvant plus assurer la rigueur et la concentration nécessaire à la tenue du ballet : moment saisissant de bout en bout, car cœur battant, pour elle, comme pour nous. On dira Klapisch binaire ou cliché là où il fait se croiser faux mouvement de corps avec celui du cœur, rien de bien étonnant pourtant à celui qui a déjà vécu… Patatrac, et s’enchaîne face à cette déconstruction humaine, un incroyable générique venant flirter avec l’expérimental (petit clin d’œil à Noé, Gaspar?), sur une musique de Thomas Bangalter (de Daft Punk) et la question du mouvement qui vient construire ou déconstruire, par et pour l’image, le film. C’est à la matière physique de l’image que le cinéaste s’intéresse (avec le jeu pellicule-numérique et la chronophotographie à la Étienne-Jules Marey, trop osé ou pas assez), soit à son corps qui se casse et se déforme à l’image de celui de la danseuse… Image-mouvement.

Ensuite, l’annonce du diagnostic terrible par la sévère et rigoureuse médecine traditionnelle, en opposition avec celui babacool d’un kiné dit alternatif, Yann (François Civil), comme on en voit des tonnes à l’heure actuelle et ce n’est malheureusement pas une caricature même si le personnage est drôle, et qui propose à Élise de revenir en son centre. Le départ de l’héroïne blessée avec son amie Sabrina (Souheila Yacoub) sur des terres bretonnes dans une résidence d’artistes, apparition de Muriel Robin en Josiane et hôtesse des lieux, et de Loïc (Pio Marmaï) au plus haut de sa forme (hystérico-comique), époux de Sabrina et cuisinier dans un food-truck, qu’il fait valser toutes les nuits des mouvements de leurs corps étreints. Matières alimentaire et toujours corporelle puisqu’on les verra les uns les autres éplucher, couper, malaxer, manger et boire au service d’autres héros du récit : les danseurs, cette fois-ci, de danse contemporaine, dans la compagnie même du célèbre chorégraphe israélien, Hofesh Shechter (qui joue aussi son propre rôle avec brio) et insuffle à sa troupe une vision du monde, qui, si elle ne reflète pas la légèreté des pointes ballerines, élève aussi bien ses danseurs (Germain Louvet, Alexia Giordano, Damien Chapelle, Mehdi Baki, Léo Walk pour n’en citer que quelques-uns) en les faisant toucher le centre de leur terre. Double mouvement donc, celui purement intérieur et solitaire d’une héroïne dès le début du film : son isolement est perçu dès les premières images dans les coulisses du ballet, lorsque Marion s’isole en plein air sur les toits de l’Opéra, dans son appartement parisien à étages où elle danse sur le palier, dans sa chambre de la résidence d’artistes, en proie à ses démons, mouvement qui vient rencontrer celui solidaire d’un groupe fort à lui redonner le goût de la vie comme d’elle-même, ou de garçons à réveiller une libido perdue. Corps-matière.

Cédric Klapisch s’est intéressé à la jeunesse à travers tous ses films, aux générations et aux liens qu’elle entretient avec les autres. C’est encore une fois ici le portrait d’une époque venu interroger des notions – on pourra trouver ça didactique et binaire, ce n’est que juste même si parfois qu’ébauché. Féminité et masculinité, post #Metoo / soumission et émancipation, vis-à-vis de sa famille / classique et contemporain, et leur complémentarité / deuil et réparation, et les nœuds qu’on trimballe / tragique et comique qui se croisent souvent (contrairement aux modes de vies à la ville et à la campagne) sont traités à travers des dialogues, des débats et des situations très éloquentes (on pense à la scène de shooting de mariage, au repas familial, au débat du couple dans une voiture, aux représentations du tutu), Klapisch saupoudre et l’on retient… le sort tragique des héroïnes de ballet, énoncé par Élise, quand Loïc mime un massacre ensanglanté au ralenti derrière la porte vitrée de l’entrée qui le sépare d’une chorale religieuse en train de répéter ! Choral, ce film l’est puisqu’il entrelace en permanence corps, image, matière et mouvement. Alors oui, on pourra toujours y trouver des défauts comme l’inutilité de personnages secondaires (tel le copain de la copine homo, les deux sœurs d’Élise, faiblement exploitées, la concurrence masculine amoureuse de l’héroïne ou celle de son père avocat avec ses confrères) ou les flashbacks mélos autour de la mort maternelle, à travers la campagne en accéléré. Temps-mouvement.

Il n’empêche, filmer tous ces moments dansés et celles et ceux qui les incarnent était une gageure, même si on assiste à la reproduction du spectacle de Shechter, Political mother datant de 2011 et même si Klapisch avait déjà coréalisé la captation de son spectacle, The Art of not Looking Back, en 2018. Le cinéaste s’ancre, et à la fois s’élève, interroge la puissance (de l’art) comme la jouissance qu’on en retire (tous),, signifiant qu’une carrière peut s’arrêter lorsque commence enfin une vie. Puis accompagner Marion Barbeau, forte et fragile, timide et tenace, lors de ces deux heures, la voir ébaucher des larmes ou des sourires, pure tendresse partagée, car tout au long il est bien question aussi de fragilités à ne surtout pas masquer ! Ici aussi, pas de grand corps malade, si toutefois on sait dire Je t’aime à Elise ou à sa vraie vie (expression inspirée du roman de Claire Etcherelli). Simple message du film donc, malgré ses nombreuses formes (amicale, amoureuse, professionnelle, familiale, personnelle), et, à ceux qui s’enorgueillissent de trouver ça mièvre, on leur répond ENCORE !