Trois saisons déjà que la série adaptée de la saga de l’écrivaine mystérieuse Elena Ferrante, L’Amie prodigieuse, fait les beaux jours de la télévision. Etrange cas que celui d’Elena Ferrante, autrice italienne fantôme que personne n’a jamais vue, est-ce un homme? Une femme? Anita Raja, éditrice et traductrice de Christa Wolf? Ou bien son mari Domenico Starnone, écrivain aussi de profession? Ou bien les deux? Peu importe devant la qualité littéraire de ses ouvrages et le résultat artistique élevé de ses adaptations fictionnelles, même si le sens prend une tout autre tournure, selon que l’auteur appartient à tel ou tel genre.
Pour ceux qui n’auraient jamais lu ou vu une seule page ou image de L’Amie prodigieuse (la saga ou la série), étant partis sur la planète Mars, rappelons brièvement qu’il s’agit sur cinquante ans de la radiographie de la société italienne à travers l’histoire de deux amies originaires de Naples qui sauront maintenir un lien indéfectible, en dépit des différences sociales qui vont les opposer. Entre Lila, la brune à forte personnalité qui ne fera pas d’études et Lenù, la blonde sage et réservée qui va devenir écrivaine, il y aura certes amitié mais aussi rivalité pour savoir celle qui parviendra à séduire les hommes qu’elles convoitent et surtout celle qui réussira sa vie. A priori moins gâtée par la vie, mais plus douée par son intelligence et son caractère, Lila tracera une voie différente mais non moins intéressante que son amie Elena. Néanmoins, l’histoire étant racontée entièrement du point de vue de Lenù, on peut se demander si l’envie et l’admiration qu’elle ressent se trouve forcément justifiée par les faits. Qui est réellement l’amie prodigieuse, des deux? L’impact des études et le déterminisme social sont-ils les facteurs les plus importants pour permettre d’avancer dans la vie?
Moins démonstrative et ostentatoire que The Handsmaid’s Tale, L’Amie prodigieuse décrit magnifiquement les émois et prises de position de deux jeunes femmes perdues dans une époque en pleine recomposition. A ne pas manquer.
D’un point de vue politique, la série permet de décrire dans sa toile de fond l’affrontement entre communistes et fascistes et le poids des années de plomb qui s’abattent sur l’Italie. Pour autant, la problématique fondamentale du livre et de la série consiste à montrer comment les deux amies vont essayer d’échapper à l’emprise du patriarcat qui prend des formes grossières, misogynes et parfois bien plus insidieuses pour maintenir sa domination sur les femmes. Après la saison 2 qui montrait Lila devant fuir face à la tyrannie domestique de son mari Stefano, c’est cette fois-ci Lenù qui se trouve aux prises avec Pietro, prof d’université, beau et cultivé, qui, pourtant, ne trouvera rien de mieux que de l’enfermer dans un rôle d’épouse et de mère de deux filles, pour s’assurer qu’elle ne pourra goûter à la liberté.
Il s’agit bien du fil rouge de la série, la manière dont les hommes emprisonnent les femmes, soit de manière voyante, soit de manière plus dissimulée, pour nier leurs qualités. Il faudra à Elena Greco beaucoup de courage pour prendre son indépendance spirituelle puis financière, en devenant autrice. De son côté, les choses vont également mieux pour Lila qui, d’ouvrière dans une usine de charcuterie, va devenir directrice d’un centre informatique, sans avoir effectué les moindres études. Toutefois, cette saison 3 opère un véritable tournant car, contrairement aux deux précédentes, le centre névralgique de l’intrigue repose désormais sur Elena Greco qui prend une toute autre dimension et occupe pendant au moins trois épisodes, le premier et les deux derniers, toute seule la charge de l’histoire. De jeune étudiante sage et réservée, Elena va enfin devenir une autrice reconnue, prendre de l’assurance et surtout aider son amie Lila, inversant les rapports d’interdépendance entre elles.
SI les deux premières saisons s’avéraient déjà en tous points remarquables grâce au travail de mise en scène détaillé et intimiste de Saverio Costanzo (La Solitude des nombres premiers) qui a accompli une performance ahurissante d’adaptation, ainsi qu’Alice Rohrwacher pour les merveilleux épisodes 4 et 5 se passant sur l’île d’Ischia., ce n’est pas leur faire injure que de souligner que Daniele Luchetti (Le Porteur de serviettes) a réussi à transcender cette saison 3, en en faisant la meilleure depuis le début de la série. A la fois plus précise et plus romanesque, sa mise en scène offre un écho aux tourments intérieurs des deux amies, en proie au chaos sentimental et professionnel, en particulier Elena. Mais il faudrait louer l’intégralité de la distribution qui, même dans le plus petit rôle, s’avère d’une exactitude et d’une justesse rares et exceptionnelles, qui renvoient aux plus belles heures du néo-réalisme italien ou au cinéma romanesque d’Ettore Scola (Nous nous sommes tant aimés). De même, soulignons la magnificence de la musique de Max Richter (The Leftovers) qui s’est surpassé pour l’occasion, signant l’une des plus belles bandes originales de cette dernière décennie.
Pour incarner les deux amies à l’âge adulte vers la trentaine, Luchetti a opté pour un pari risqué qui passe comme une lettre à la Poste, c’est-à-dire garder les deux adolescentes qui jouent les rôles de Lila et Lenù depuis l’épisode 3 de la série. Or les deux s’avèrent absolument d’une crédibilité sans faille dans le rôle de mères alors qu’elles n’ont que 19 et 18 ans aujourd’hui. Cette saison met ainsi particulièrement en valeur le talent exceptionnel de Margharita Mazzucco (Elena) et Gaia Girace (Lila) qui explorent toutes les dimensions de leurs personnages de femmes, dans leurs aspects psychologiques, féministes, sexuels, sans paraître à un seul moment déphasées ou hors sujet. Révélées par un long casting d’inconnues, ces deux actrices, en particulier Margharita Mazzucco, très fine dans l’interprétation intériorisée d’Elena, entre envie, jalousie et désir d’accomplissement, portent cette saison au plus haut, faisant de L’Amie prodigieuse l’une des meilleures séries actuelles depuis trois ou quatre ans. Moins démonstrative et ostentatoire que The Handsmaid’s Tale, L’Amie prodigieuse décrit magnifiquement les émois et prises de position de deux jeunes femmes perdues dans une époque en pleine recomposition. A ne pas manquer.
CREATEUR: Saverio Costanzo NATIONALITÉ : italienne AVEC : Margarita Mazzucco, Gaia Girace GENRE : Drame DURÉE : 8x 1h DIFFUSEUR : Canal Plus, France 2 SORTIE LE 17 juin 2022