La voix de Hind Rajab : ça, c’est un cri

Depuis le 7 octobre 2023, les deux syllabes de Gaza hantent notre réalité politique. Les attaques terroristes irresponsables du Hamas contre les bases militaires israéliennes du pourtour de la bande de Gaza, dites opération Déluge d’al-Aqsa, ont déclenché de manière apparemment irréversible l’opération Epées de fer, de la part d’Israël contre la population palestinienne, se traduisant par un siège militaire de l’enclave, des bombardements intensifs de la bande de Gaza, et un quasi-génocide des habitants palestiniens. De la réalité politique à sa traduction cinématographique, il n’existe qu’un pas. Destiné à sensibiliser les foules sur le calvaire palestinien, La Voix de Hind Rajab s’avère le parfait véhicule pour permettre de comprendre de l’intérieur et de façon symbolique à travers le destin tragique d’une enfant le martyre d’un peuple, né quelque part, mais pas exactement au bon endroit.

29 janvier 2024. Les bénévoles du Croissant-Rouge reçoivent un appel d’urgence. Une fillette de six ans est piégée dans une voiture sous les tirs à Gaza et implore qu’on vienne la secourir. Tout en essayant de la garder en ligne, ils font tout leur possible pour lui envoyer une ambulance. Elle s’appelait Hind Rajab.

Bizarrement, l’effet de cette voix n’entraîne pas naturellement l’émotion mais plutôt une forme d’obscénité, comme si elle rendait obscène tout ce dispositif cinématographique censé en faire un symbole de la victimisation du peuple palestinien.

La Voix de Hind Rajab, racontant la triste histoire de cette petite fille palestinienne de cinq ans, a obtenu le Grand Prix du Jury à la Mostra de Venise et, déclenchant une très vive émotion, a eu droit à une ovation debout de près de vingt minutes, lors de sa projection officielle, en septembre 2025. Coproduit par Plan B (Brad Pitt et Dede Gardner), Joaquin Phoenix et Rooney Mara, Alfonso Cuarón et Jonathan Glazer, le film semble même être devenu le porte-parole du monde hollywoodien et du cinéma d’auteur international sur la délicate et douloureuse question palestinienne. Que dire en effet? Nous ne pouvons qu’être d’accord. Comme l’a dit un anonyme, dans cette situation géopolitique, « être antisioniste est un devoir ; être antisémite est un crime« . On peut sans doute reprocher a minima à Kaouther Ben Hania de prêcher les convaincus, ce qui est notre cas. Rappelpns qu’un certain Jean-Luc Godard avait déjà pris, en compagnie d’Anne-Marie Miéville, fait et cause pour le peuple palestinien dès les années 70. Ce film arbore tous les signes du politiquement correct et expose de manière fluide et techniquement impeccable ce qui se passe au sein de la bande de Gaza. Ce faisant, il est particulièrement approprié pour émouvoir les foules, les éclairer, et peut-être faire évoluer les opinions. S’il parvient d’ailleurs à convertir et/ou faire changer d’avis, ne serait-ce qu’une seule personne, il aura prouvé son utilité, à défaut de sa qualité artistique.

La Voix de Hind Rajab appartient à la catégorie du cinéma d’intervention politique, celle qui estime pouvoir changer le monde par la force de ses images et de son discours/message. Sur le conflit à Gaza, nous avons pu voir cette année Put your soul on your hand and walk de Sepideh Farsi ou Oui de Nadav Lapid. Le premier reposait sur un dialogue ouvert et chaleureux entre une journaliste et une citoyenne palestinienne ; le second, malgré ses défauts, évoquait Gaza de manière oblique dans un récit baroque et faisait ressortir de cette manière toute l’absurdité du conflit. Le cas de La Voix de Hind Rajab s’avère un peu différent : à l’origine, réalisatrice de documentaires, Kaouther Ben Hania s’est depuis quelques films (en particulier Les Filles d’Olfa) spécialisée dans un mélange entre fiction et documentaire, où l’un et l’autre deviennent assez indiscernables.

Dans son film précédent, elle avait mis en place un dispositif quasiment ludique où des actrices prenaient la place de femmes disparues, au point qu’on ne savait plus où s’arrêtait la fiction et où commençait la réalité. C’était surtout un jeu pour atteindre une nouvelle forme de vérité. Dans La Voix de Hind Rajab, elle mélange également fiction et réalité en utilisant les enregistrements téléphoniques de la véritable petite fille coincée dans cette voiture qui allait devenir son cercueil. Non seulement on ne doute jamais de l’appartenance de tel matériau à la réalité, mais de plus, ce n’est pas un jeu, sinon très funèbre, auquel participe la petite fille par-delà la mort. D’une certaine manière, Hind Rajab meurt une deuxième fois, après avoir été tuée par la cruauté des tirs israéliens. Elle meurt, elle qui n’avait rien demandé, en étant utilisée dans un dispositif mortifère qui la phagocyte en symbole du peuple palestinien victimisé.

En écoutant sa voix utilisée dans ce film, on ne peut s’empêcher de songer à la voix du personnage de Nancy Allen utilisée hors contexte, dans Blow out de Brian de Palma, par l’ingénieur du son interprété par John Travolta, qui désespérait de trouver un cri crédible pour son film d’horreur. La voix de la petite fille est censée donner toute sa validité au dispositif recréé par Kaouther Ben Hania, formé par ses correspondants téléphoniques, qui l’encadre. Bizarrement, l’effet de cette voix n’entraîne pas naturellement l’émotion mais plutôt une forme d’obscénité, comme si elle rendait obscène tout ce dispositif cinématographique censé en faire un symbole de la victimisation du peuple palestinien. Elle est elle-même emprisonnée dans ce dispositif, comme elle l’était dans cette voiture criblée de balles, comme si ce dispositif lui faisait vivre une deuxième mort, en étant complètement verrouillé de l’intérieur. Comme elle, nous sommes emprisonnés dans un dispositif dont nous ne pouvons guère nous échapper. La Voix de Hind Rajab a ainsi un parfum nauséabond de snuff movie. On pourra toujours dire que Kaouther Ben Hania a évité de montrer ce qui n’est pas montrable, les images de la mort de cette enfant, voire les restes de son corps ou de celui des ambulanciers (ils sont en fait montrés mais de justesse floutés) mais ce n’est pas tant cette mort que la coexistence dans un même espace filmique de cette voix et de celle de comédiens professionnels éprouvés qui produit un décalage, voire une tache indélébile sur les consciences.

Travolta s’exclamait, mélancolique et profondément désespéré, « ça c’est un cri« . Et tous les spectateurs ne peuvent se dire exactement que la même chose devant le spectacle de ce film. Hind Rajab est ainsi instrumentalisée ; sa peur, son effroi, son désespoir manipulés pour permettre une revendication politique et constituer une efficacité mélodramatique de film hollywoodien. Le film exsude en fait toute la mauvaise conscience du monde, en particulier occidental, face à un conflit pour l’instant insoluble, comme si reconnaître un Etat Palestinien suffisait à faire oublier la guerre, comme si réaliser un thriller bien troussé suffisait à passer sous silence les morts quotidiennes. Le climax émotionnel du film est alors atteint lorsque, à la fin, il nous apprend que Hind Rajab aimait la mer, en opposition à la guerre qu’elle a du subir. Information inutile et creuse, qui va de soi, délibérément conçue pour arracher les larmes à un public consentant. On comprend alors que ce film n’est pas censé nous informer (il peut tout au plus alerter ceux qui se sont tenus soigneusement éloignés de toute source d’information depuis deux ans) mais cherche plutôt à nous émouvoir, nous bouleverser en redoutable tire-larmes cynique devant le drame d’une enfant innocente qui ne pourra jamais plus revoir la mer. La goutte d’eau qui fait déborder le vase du politiquement correct vers la mare du fondamentalement obscène.

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RÉALISATRICE :  Kaouther Ben Hania 
NATIONALITÉ : française, tunisienne
GENRE : docufiction, drame de guerre
AVEC : Hind Rajab, Amer Hlehel, Clara Khoury, Motaz Malhees
DURÉE : 1h29
DISTRIBUTEUR : Jour2Fête
SORTIE LE 26 novembre 2025