Jasmila Žbanić : rencontre avec la réalisatrice de La Voix d’Aïda

Lorsque les institutions d’un pays vacillent, qui reste-t-il pour protéger la population ? Avec son dernier long-métrage, La Voix d’Aïda, la réalisatrice bosnienne Jasmila Žbanić (Sarajevo, mon amour) éclaire une sombre page de la Bosnie-Herzégovine, le massacre de Srebrenica. Nous avons eu le plaisir d’échanger avec la cinéaste lors de son passage en France.


Vous habitiez à Sarajevo lors de son siège dans les années 90, étiez-vous consciente de ce qui se tramait à Srebrenica ?

A cette époque, on recevait peu d’informations de Srebrenica. Durant les années du siège de Sarajevo, seulement quelques rares journalistes ont pu entrer à Srebrenica, mais aucune image n’a fuité. Je me souviens quand l’armée serbe avait réussi à prendre la ville, j’étais réellement dévastée. Par la suite, on a appris que la population était tuée. Le choc était d’autant plus fort que je me suis sentie trahie, je croyais fermement en la protection des Nations Unies. Cette blessure ne m’a jamais abandonnée. Comment une telle chose a pu se produire en Europe il y a moins de trente ans ?

Comment percevez-vous les Nations Unies ?

Comme les habitants de Sarajevo, je suis assez partagé. D’un côté, ils ont réellement aidé la population, mais de l’autre, nous étions lucides quant au fait que leurs interventions étaient principalement politiques. Ils auraient dû réagir à certaines situations, ils ne l’ont pas fait pour des raisons de calculs politiques. Ce n’était pas toujours dans l’intérêt de la défense des droits humains.

Comment vous est venue l’idée de réaliser un film sur cet évènement ?

C’est un projet qui m’a longtemps accompagné. Il y a six, sept ans, j’ai décidé de me lancer, mais je ne voulais pas réaliser le film. Je n’étais pas encore suffisamment confiante pour me lancer moi-même dans un tel projet et ma société n’avait de toute manière pas les moyens de le produire. Comme personne n’a souhaité le réaliser, après quatre films, je me suis dit que c’était le bon moment, je me sentais en mesure de le faire. On a alors commencé à chercher l’angle du film, qui pouvait aussi bien être un récit politique, centré sur les décisions, les politiciens, qu’un film de terrain, au cœur de la population. J’ai trouvé que c’était l’angle le plus pertinent pour questionner la notion du choix, tout en restant honnête, dans l’émotion.

Avez-vous rencontré des habitants de Srebrenica dans le cadre de l’élaboration du scénario ?

Oui, j’ai lu des témoignages et rencontré de nombreux survivants. Je souhaitais être précise, au plus proche du réel. Certains n’ont pas pu entrer dans l’espace sécurisé par les Nations unies, j’ai donc aussi pu m’intéresser à ce qui se passait à l’extérieur. Il y avait deux perspectives, car ceux à l’intérieur pensaient réellement être en sécurité. J’ai notamment pu rencontrer Hasan Nuhanović, l’auteur du livre Under the UN flag, il était interprète pour les Nations unies à Srebrenica.

Quelque part, c’est le personnage d’Aïda.

Oui, j’ai rapidement considéré que son histoire serait le centre du scénario. J’ai beaucoup appris avec lui, sur la peur, sur la difficulté de prendre des décisions. C’était toutefois difficile pour lui, il ne comprenait pas mes choix scénaristiques pour adapter son histoire au cinéma. J’ai donc pris du recul et écrit librement le scénario depuis un point de vue féminin. Tout le monde peut comprendre Aïda, c’est une mère qui souhaite plus que tout protéger ses enfants, sa famille.

En ce qui concerne les Nations unies, avez-vous pu échanger avec des membres de l’organisation ?

J’ai pu discuter avec David Harland, il a écrit le rapport sur les évènements de Srebrenica. Il a pu parler avec Thomas Jakob Peter Karremans et le major Franken, j’étais réellement intéressé de connaître leur point de vue sur ce qui c’était passé à Srebrenica. Durant mes recherches, ma perception de la situation a évolué. De nombreux Casques bleus étaient jeunes, ils ne savaient rien à propos de la guerre et ont souffert de troubles psychologiques après leur retour. Ils se sentaient coupables. Ils étaient perdus. Evidemment, Karremans et Franken avaient des responsabilités différentes, ils pouvaient agir contrairement à ces jeunes. Je sais que la situation était complexe, mais j’ai le sentiment qu’il aurait pu faire plus. Une résolution avait été signée, les Nations unies pouvaient protéger la population, même en employant la force. Ce n’était pas qu’une mission d’observation, c’était une zone à protéger.

Est-ce que la situation sanitaire a impacté le tournage du film ?

En février 2019, nous étions à Berlin dans le cadre de la Berlinale avec plusieurs producteurs du film. On n’arrivait pas à avoir des fonds en Bosnie, alors on a cherché en Europe des partenaires. Bien qu’il nous manquait encore des fonds, on a décidé de lancer le projet car on sentait que c’était le bon moment pour débuter le tournage, tout le monde était prêt. Pour entamer le tournage il nous fallait l’accord de tous les producteurs. Ils se sont montrés un peu réticents au début, mais ils croyaient réellement dans le projet, on a donc pu tourner de mai à juillet, puis quelques scènes en décembre. Alors que nous étions en phase de préproduction en mars 2020, je n’ai pas pu poursuivre le montage avec mon monteur en Pologne en raison du confinement. On a essayé de travailler à distance, mais ça n’a pas fonctionné, il manquait le grand écran, la présence des gens. C’est un moment important, je ne pouvais pas décider au travers de mon écran d’ordinateur. On a attendu et j’ai pu aller en Pologne en juillet pour terminer le montage du film. C’était une expérience folle, il a fallu travailler de concert avec de nombreux pays durant la crise sanitaire, de l’Allemagne à la Roumanie en passant par les Pays-Bas.

Comment votre film a été reçu en Bosnie ?

Le film a été projeté en Bosnie immédiatement après la Mostra de Venise. Au lancement, il n’y avait qu’un seul cinéma qui diffusait le film, il était en mesure d’accueillir 25 spectateurs. Grâce à un fort engouement des spectateurs, le film a pu être programmé de nombreuses salles dans le pays. Il a reçu un bel accueil en Bosnie. En Serbie en revanche, ils n’ont pas voulu le distribuer dans les salles. Il a toutefois pu être diffusé via une plateforme VOD, les retours sont plutôt positifs. Il y a des acteurs serbes dans le film, pour eux ce n’est pas toujours facile. Ils reçoivent beaucoup de haine de la part de contestataires.

Vous aviez anticipé cette violence psychologique ?

Après le tournage de Sarajevo, mon amour (2006), Mirjana Karanović a vécu plus ou moins la même situation lors de son retour en Serbie. Elle était notamment accusée de traitrise, c’était très difficile pour elle. On en avait donc parlé avant le tournage de La Voix d’Aïda et malgré tout, ils ont accepté de participer au projet. Pour eux, il fallait raconter cette histoire, ne pas être dans déni du génocide. Ils sont incroyablement braves.

Quels sont vos projets dans les semaines et mois à venir ?

Juste après ce passage en France, je pars pour le Canada pour tourner un épisode d’une nouvelle série produite par HBO, The Last of Us. Après La Voix d’Aïda et la crise sanitaire, je n’ai pas envie d’écrire, je veux tourner, être au cœur de l’action. C’est une nouvelle expérience pour moi en tant que réalisatrice, tout est quelque part déjà prêt. D’habitude je dois choisir les costumes, les décors, donc qu’est-ce qu’il reste pour moi ? Je vais me concentrer sur la partie artistique, les émotions des acteurs, c’est un exercice intéressant pour comprendre l’essence du travail de réalisateur. Je suis ravie d’avoir cette opportunité.

Entretien réalisé en anglais en septembre 2021.


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