Qu’un nouveau distributeur (Blue Note Films) choisisse d’ouvrir son catalogue par un film nommé Invention a valeur de manifeste. Le titre lui-même signale un cinéma qui ne se contente pas de raconter mais fabrique, bricole, s’improvise presque à mesure qu’il se déroule. C’est d’ailleurs ainsi que le film est né : à quatre mains, celles de Courtney Stephens (réalisatrice) et celles de l’actrice Callie Hernandez (aussi créditée scénariste), dont le père — médecin, passionné de médecines alternatives et de machines expérimentales — fournit la matière première à l’oeuvre. Archives et souvenirs deviennent la chair d’un film qui se construit comme un dispositif fragile et précis, ouvrant un champ d’exploration intime et relationnel.
Une jeune femme, Carrie (interprétée par Callie Hernandez elle-même), s’avance sur les traces de son père défunt. Elle rencontre ses anciens amis, écoute leurs récits fabulatoires, se heurte à des intérêts divergents — économiques, affectifs, spirituels. De bribes en confidences, un portrait en creux se compose : celui d’un homme obsédé par les théories du complot, inventeur de dispositifs improbables, figure à la fois fantasque et insaisissable.
Dans cette continuité fragile entre corps et environnement, mémoire et matière, Invention trouve sa puissance et son souffle, donnant à voir une conscience du monde, où la fragilité des éléments naturels dialogue avec la fragilité des personnages.
Construit comme un collage — voix off, dialogues improvisés, archives surgies sans prévenir — Invention porte bien son titre, tant l’invention du père et celle du film semblent s’enlacer dans le même vertige. Certaines séquences, arrachées au réel, paraissent investies sur le vif tandis que d’autres reposent sur une écriture davantage préparée. Cette hybridité n’est jamais masquée : au contraire, Courtney Stephens et Callie Hernandez en font une méthode, exhibant les coutures, en jouent, laissant filtrer des bribes de sons techniques, rejouant des scènes comme pour rappeler que l’invention est toujours un chantier en cours — et qu’’elle est, peut-être, l’autre nom du deuil : fragments, hésitations, reprises.

Parfois, même le réel dérape, confondant mémoire et imaginaire : au milieu d’un champ de maïs, Carrie se perd dans les herbes hautes, comme happée par un rêve de Lewis Carroll. Qui, du père ou de la fille, marche dans l’au-delà ? Au départ silhouette évasive, Carrie absorbe les voix qui l’entourent sans dévoiler ses intentions. Cette opacité, loin d’appauvrir le récit, lui donne son épaisseur : parce qu’elle reste insaisissable, le film gagne en densité. Le père, lui, se diffracte à l’infini — visionnaire, charlatan, conspirationniste illuminé — et n’existe que par les récits des autres et les interprétations qu’on lui prête. Dans une scène, un ami décrit avec ferveur ses inventions énergétiques, presque comme un prophète de foi nouvelle ; dans une autre, Carrie mesure l’absurde qui habite ces récits. Entre admiration, moquerie et suspicion, cette dissonance nourrit un univers où la vérité n’est jamais fixée, et où l’impossibilité d’unifier les récits devient le principe structurant du film. C’est cette instabilité, cette tension entre transparence et opacité, entre réel et fiction, qui situe Invention dans une zone intermédiaire du cinéma contemporain : un espace entre documentaire poétique et fiction expérimentale, où mémoire, deuil et quête identitaire se réinventent à chaque plan, rappelant un compère sud-américain sorti la même année : Quelque chose de vieux, quelque chose de neuf, quelque chose d’emprunté.
Mais le film travaille aussi une autre matière : celle de l’héritage. Hériter d’une maison, d’archives ou d’objets : voilà pour le réel, presque concret. Mais hériter, c’est aussi recevoir de nouveaux regards sur un parent disparu, accepter qu’il se révèle à travers d’autres voix. On hérite de ses ombres et de ses ondes — ici littéralement, via les machines et le brevet qu’il laisse derrière lui. Ce legs est à la fois tangible et spectral, ancré dans le monde matériel et ouvert à la poésie : c’est une passation de mémoire qui ne cesse de se dédoubler entre poids et légèreté, entre le sol et le vent.
Le spectateur, pris dans cette oscillation, devient lui-même co-créateur : il comble les vides, invente des motifs, projette des désirs qui échappent aux personnages. La nature, paradoxalement, se révèle plus stable : frémissement des feuilles, lumière sur les pierres, cours tranquille des rivières. Mais cette stabilité apparente ne fait que renforcer le mystère : comme si le monde minéral et végétal conservait une mémoire plus vaste, immuable et pourtant énigmatique, où les personnages s’inscrivent sans jamais s’y fixer.

L’humour, discret mais salutaire, empêche la gravité de devenir pesante. On sourit devant la clause absurde d’un billet d’avion, devant un vendeur qui calcule ses marges en piétinant la mémoire du défunt, ou face à la prière délirante d’un homme intéréssé se désolant de la solitude de Carrie. Ces éclats comiques rappellent que le film, tout en célébrant la précarité et la complexité du vivant et des récits, conserve sa légèreté ironique et sa capacité à relier l’intime, le social et l’écologique avec une justesse toujours mouvante.
Invention s’affirme ainsi comme un film délicat – loin d’être poli – parfois instable, lent et toujours singulier. La véritable invention, ici, n’est pas seulement celle du père ni celle des réalisatrices : c’est l’œuvre elle-même qui, dans son refus de la fixité, fonctionne comme une machine à explorer le vent — capable de capter les courants invisibles qui traversent les hommes, les souvenirs et le monde naturel, et de les rendre tangibles, mouvants, vivants.
RÉALISATRICES : Courtney Stephens NATIONALITÉ : états-usienne GENRE : drame AVEC : Callie Hernandez, Sahm Mcglynn, Tony Torn DURÉE : 1h12 DISTRIBUTEUR : Blue Note Films SORTIE LE 1er octobre 2025