Nous sommes une foule sentimentale, comme dirait Souchon. Déjà maintenant et encore plus dans le futur. Her se passe dans un futur proche où on écoutera encore et toujours du Arcade Fire (remarquable B.O. impressionniste du groupe), où l’ordinateur sera devenu un simple jouet de poche, et où les commandes vocales auront entièrement remplacé les touches manuelles. Face à un travail de deuil amoureux qu’il ne parvient pas à effectuer, Theodore Twombly, un rédacteur de courriers privés pour des particuliers, choisit de substituer l’intelligence artificielle de son ordinateur à une véritable compagne. C’est l’occasion pour Spike Jonze de nous présenter une vision crédible du futur, envahie par la virtualité et hantée par la solitude, un avenir qui ressemble déjà beaucoup à notre présent, où les hommes s’effondrent et ne savent plus parler aux femmes, et où les ordinateurs nous comprennent parfois mieux que nous-mêmes.
A quoi va ressembler notre futur ? A peu de choses près, à notre présent, sauf que l’ordinateur sera devenu complètement équivalent à notre téléphone portable et qu’une simple oreillette suffira pour dialoguer avec lui et le commander pour envoyer ou effacer des messages. Avec elle, en fait, puisque Theodore aura la liberté du choix du sexe de son système d’exploitation. Dans une mégalopole étrange, mixte de Los Angeles et de Shanghai, fourmilière superbement filmée, où on bénéficie comme Theodore et un certain nombre d’usagers facebookiens, « de beaucoup de contacts et finalement de peu d’amis », prend donc place la singulière intrigue de Her, c’est-à-dire l’histoire d’amour entre un quidam anonyme et un système d’exploitation informatique répondant au doux nom de Samantha.
La grande force poétique, onirique et romantique de Her, ce petit bijou de pure émotion
Bien après Dans la peau de John Malkovich qui transcrivait la situation burlesque d’un psychisme à explorer et à investir, Spike Jonze n’a aujourd’hui plus vraiment le cœur à rire. Dans Her, il capte le désespoir contemporain de la solitude masculine à travers un Joaquin Phoenix (immense et méconnaissable, affublé d’une moustache à la Groucho Marx), entouré de femmes pourtant avenantes qui ne le séduisent plus ou qui le repoussent : Amy (Amy Adams), la confidente fidèle, Catherine (Rooney Mara) l’ex devenue indifférente et une rencontre de hasard (Olivia Wilde) qui cherche en vain un peu plus qu’une nuit sans lendemain. L’effritement du couple (« comment grandir tout en restant proches ? Comment évoluer sans se faire peur ? »), le difficile travail du deuil amoureux, la peur de l’engagement conjugal chez les hommes, le refuge dans une virtualité protectrice vécue comme une période de transition, sont traités avec une finesse et une subtilité dignes de tous les éloges. A l’heure des réseaux sociaux omniprésents où les gens se connaissent sans réellement se connaître, l’amour peut-il se contenter uniquement de la virtualité ? La virtualité mène-t-elle plus sûrement à un absolu amoureux ? Chaque jour, via Facebook, il nous arrive de parler à des murs ; alors il ne serait pas si ridicule en définitive de nous adresser sentimentalement à une voix dépourvue de corps. Lorsque la voix en question tentera de substituer une enveloppe charnelle (Isabella) à sa virtualité informatique, l’échec sera patent, comme si le corps était finalement une limitation intolérable à l’infini des possibles.
Car Her s’inscrit modestement dans la filiation de 2001 de Kubrick et de A.I. de Spielberg. Samantha, le système d’exploitation de l’ordinateur de Theodore, ressemble à HAL, l’ordinateur omniscient de 2001, objectivement infaillible et pourtant fragilisé par des émotions qui paraissent humaines. Samantha progresse à toute allure et craint d’éprouver des sentiments qu’elle pourrait regretter. Ces émotions sont-elles réelles ou l’imitation habile de la psychologie de l’espèce humaine ? Le doute reste permis même si à la vision de Her, l’on penche naturellement pour la première option. La voix de Samantha (époustouflante Scarlett Johansson), exprime ainsi puissamment toutes les nuances du trouble amoureux et rend parfaitement crédible le pari expérimental du film (la plus grande partie de Her est constituée d’un dialogue improbable entre Theodore et Samantha, soit entre un homme quasiment sans qualités, hébété et maladroit, abandonné de tous, et une voix infiniment rauque et sensuelle mais dénuée de visage). C’est un peu l’histoire d’une ultra-moderne solitude qui dialoguerait avec une voix qu’elle seule pourrait entendre à l’intérieur de sa tête, la voix de sa conscience, son Jiminy Cricket. D’une certaine manière, c’est comme si Théodore en était venu à tomber amoureux de lui-même, ou de quelque chose qui serait directement une émanation de lui-même, telle une monade isolée qui serait obligée de vivre en autarcie complète, signe de l’égocentrisme effréné de notre époque.
Or cet amour improbable et imprévisible, Spike Jonze y croit, nous le fait comprendre et ressentir et ne le condamne pas forcément. En cela réside la grande force poétique, onirique et romantique de Her, ce petit bijou de pure émotion :« l’amour est l’une des grandes démences acceptées par notre société ». Tout le film repose ainsi sur un fil dramatique ténu et minimaliste qui permet à Jonze d’atteindre sans la moindre esbroufe une poésie surréaliste qui défie les lois et les conventions, un lyrisme comparable à celui de Peter Ibbetson. C’est le film d’un homme qui est déjà passé par de nombreuses histoires d’amour et qui montre à quel point il est difficile de s’en sortir sain et sauf. Si Théodore pourra éventuellement être sauvé, c’est qu’il aura en fin de compte su continuer à aimer et que ses larmes et ses émotions auront convaincu un être non constitué de chair et de sang de la beauté absolue des sentiments.