Reconnaissons-le, nous avions un peu perdu de vue Aznieszka Holland sur la carte du cinéma international. De 2004 à 2018, tout en continuant à sortir des films au cinéma, elle s’était surtout illustrée en signant la réalisation de quelques-uns des épisodes des meilleures séries de l’époque : la mythique The Wire, Cold Case, Treme, The Killing, House of Cards, The Affair, etc. Néanmoins, depuis 2019 et L’Ombre de Staline, elle est véritablement revenue au premier plan, ce qui s’est confirmé avec Green Border, célébré dans nos colonnes, Prix spécial du jury à la Mostra de Venise en 2023, et donc ce Franz K. , biopic iconoclaste de l’immense écrivain pragois germanophone, considéré comme l’un des plus grands romanciers et nouvellistes du vingtième siècle. Même si, dans ce film, on suit l’écrivain de la naissance à la mort, il faudrait davantage qualifier ce film d’anti-biopic, tant l’oeuvre revivifie le personnage et le met au goût du jour, de façon solaire, en montrant que Kafka a prédit bien des choses sur notre époque et en fait toujours partie de manière pleine et entière.
Prague au début du XXe siècle: Franz Kafka (Idan Weiss) oscille entre les attentes strictes de son père Hermann (Peter Kurth), son quotidien monotone dans une compagnie d’assurance et son envie profonde d’écrire afin d’exprimer sa sensibilité littéraire. Ses textes finissent par attirer l’attention, tandis qu’il tente toujours de mener une vie entre l’adaptation aux autres, comme son père dominateur, et la réalisation de soi. Franz vit sans cesse des relations intenses avec des femmes qui le fascinent au plus haut point, et se retrouve inévitablement confronté aux tensions entre proximité et retrait. Soutenu par son ami et éditeur Max Brod (Sebastian Schwarz), il se dessine l’image d’un homme qui cherche sa place dans le monde, entre sens du devoir, déchirement intérieur et expression créative.
Un anti-biopic original, s’éloignant des conventions, tant l’oeuvre revivifie le personnage et le met au goût du jour, en montrant que Kafka a prédit bien des choses sur notre époque et en fait toujours partie de manière pleine et entière.
Franz K. est en effet une sorte d’anti-biopic qui mélange les différentes strates et temporalités, non seulement dans la vie de Franz Kafka, mais aussi bien après sa mort, en visitant Prague et le souvenir du grand homme, de nos jours. C’est l’aspect extrêmement novateur du film : ne pas se contenter de l’image poussiéreuse et académique que l’on pouvait fortement craindre, mais au contraire sans cesse bousculer cette vision par des perspectives inattendues. Ainsi, tout d’abord, il s’agissait de ne pas montrer Kafka comme un être malingre et constamment dépressif. Conformément à bien des faits rapportés, Aznieszka Holland expose Kafka comme un être solaire, sportif, un grand séducteur de plus d’un mètre quatre-vingts, conseillant à son acteur Idan Weiss (remarquable par sa ressemblance keatonienne et son incarnation souriante) de s’inspirer du joueur de tennis Rafael Nadal.
Elle le fait, sans le moins du monde occulter les faits connus de tous, la dépression kafkaïenne, la tuberculose, son hésitation permanente et son manque régulier d’engagement. Mais elle choisit de mettre en avant des circonstances pourtant rapportées de ses biographes mais délibérément laissées dans l’ombre. Aznieszka Holland insiste surtout sur l’aspect solaire du personnage et son humour permanent, cf la scène où il lit sous les éclats de rire de ses amis un chapitre du Procès. Cela n’exclut évidemment pas la dimension visionnaire et prédicatrice du personnage Kafka. Sur de nombreux points, Kafka aurait VU notre époque, au point qu’il paraît ici en faire partie intégrante : le végétarisme, le recours aux relations virtuelles et aux réseaux sociaux, la domination de la bureaucratie et de l’administration à tous les étages.
Dans la narration de ses relations complexes avec les femmes, Holland se concentre essentiellement sur deux relations : ses fiançailles à rallonge avec Felice Bauer et sa relation romantique-coup de foudre pour Milena Jesenská, personnage libre et indépendant, tout aussi fascinant que Franz Kafka, ce qui n’est pas peu dire. Cela suffit à montrer toute la séduction de Kafka qui attire le beau sexe mais ne parvient pas à s’engager, tant il craint de devoir assumer des responsabilités qui ne lui semblent pas de son ressort. Ses relations familiales s’avèrent tout aussi complexes face à un père qui représente tout le contraire de lui-même, une mère dévouée à son père et une soeur attentive, faisant montre d’un regard attendri et très proche de celui de Aznieszka Holland elle-même.
Si le film s’avère très dense et riche, au point qu’une seule vision ne peut sans doute l’épuiser, c’est que Holland l’a enrichi de perspectives sur notre époque, en filmant une exposition sur Kafka, ainsi que une visite de Prague qui montre le barnum cérémoniel que constitue l’hommage à son écrivain-phare, y compris de manière dérisoire dans un fast-food de la ville. Ce n’est donc pas seulement un film sur la vie de Kafka mais aussi sur le phénomène qu’il est devenu. Alors qu’il avait demandé à son exécuteur testamentaire Max Brod de brûler ses oeuvres (voeu qu’il n’a heureusement pas respecté par amour de la littérature), Kafka n’a sans doute jamais imaginé la postérité et l’exégèse dont il allait hériter : aujourd’hui le rapport entre ce qu’il a écrit et ce qui a été écrit sur lui ou sur ses livres est d’un à dix millions. Signalons enfin la bande originale composée par un groupe de rock alternatif, Trupa Trupa, qui donne une modernité discrète à l’ensemble, à la manière de la B.O. de Marie-Antoinette de Sofia Coppola.
Il existe un merveilleux livre de Jan Kott, Shakespeare, notre contemporain, qui démontre que l’actualité du dramaturge élisabéthain ne constitue nullement un hasard, mais qu’elle est inscrite dans l’oeuvre, car Shakespeare a visé dès le départ l’universel et l’éternel. Puisse ce film, Franz K. d’Aznieszka Holland, faire comprendre la même chose pour Kafka au public d’aujourd’hui.
RÉALISATRICE : Aznieszka Holland
NATIONALITÉ : polonaise, tchèque
GENRE : biopic, drame
AVEC : Idan Weiss, Sebastien Schwarz, Carol Schuler, Peter Kurth
DURÉE : 2h07
DISTRIBUTEUR : Bac Films
SORTIE LE : 19 novembre 2025


