Blue Velvet : Bienvenue à Lynchland

L’ouverture d’un monde

«Il fallait que ce soit une oreille parce que c’est une ouverture. L’oreille est large, et quand elle se rétrécit, on peut y descendre. Et elle mène à quelque chose d’immense. » (David Lynch). Blue Velvet commence en effet par la découverte d’une oreille coupée dans un champ. Lynch fait ici un clin d’œil (expression appropriée) au fameux œil coupé en deux du Chien Andalou de Luis Buñuel. Avec cet œil coupé, Buñuel nous prévenait qu’il fallait changer de regard, de vision pour appréhender une nouvelle réalité. Il en est de même pour Lynch, brillant continuateur de l’esprit surréaliste en Amérique. L’oreille, recouverte d’insectes, nonobstant son côté ouvertement vaginal, est également une passerelle entre deux mondes, celui superficiellement accueillant de l’Amérique mainstream et le côté noir, pervers et secret, caché par cette façade bienveillante.

Dans Blue Velvet, cette opposition est symbolisée par la représentation des deux personnages féminins, la brune mystérieuse et ténébreuse, Dorothy Vallens (Isabella Rossellini), chanteuse de cabaret, femme de trente ans, mariée et mère d’un enfant, et la blonde innocente et naïve, Sandy (Laura Dern), lycéenne de 18 ans. Cette opposition se retrouvera dans de nombreux films ultérieurs de David Lynch mais elle ne sera plus jamais aussi claire et tranchée : Laura Palmer et sa copine Donna de Twin Peaks (les couleurs de cheveux s’inversent, la blonde devient dangereuse et la brune rangée) ;  Patricia Arquette jouant successivement une brune et une blonde qui s’avèrent finalement être le même personnage (clin d’œil à Cet Obscur objet du désir du maître Buñuel, où deux actrices différentes jouaient en fait le même personnage) ; Rita la brune amnésique et perturbée (Laura Elena Harring) et Betty la blonde chaleureuse et compatissante (Naomi Watts) de Mulholland Drive, avant que les données psychologiques ne s’inversent entre elles dans la dernière demi-heure.

Dans Blue Velvet, contrairement aux films qui vont suivre, les deux univers restent au même niveau de réalisme tandis que les frontières entre rêve et réalité vont s’estomper dans la suite de l’oeuvre, Twin Peaks introduisant la notion d’univers doubles ou parallèles qui sera exploitée à foison dans les films ultérieurs. Blue Velvet montre les univers du bien et du mal existant de manière concomitante et étant aussi réels l’un que l’autre, tout en étant absolument irréconciliables (la vision liturgique de Sandy des rouges-gorges qui font renaître l’amour dans un monde entièrement plongé dans l’obscurité, les tourments de dépression profonde de Dorothy l’obligeant à se livrer à des électrochocs de sadomasochisme). Pourtant les choses, à bien y réfléchir, ne semblent pas aussi antinomiques : Sandy n’est pas aussi innocente qu’elle le paraît, en incitant volontairement Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan, alter ego du réalisateur) à s’introduire dans l’appartement de Dorothy ; elle est même secrètement dépressive, s’ennuyant dans le pavillon propret de ses parents et évoquant dans son monologue un monde entièrement noir ; quant à Dorothy, elle indique dans une réplique réussir à faire la différence entre le bien et le mal et appelle clairement à l’aide, lorsqu’elle apparaît nue au détour d’une rue (« je tombe, je tombe »), telle une poupée disloquée, préfigurant Rita sortant des décombres de son accident de voiture dans Mulholland Drive. Lynch retrouve quasiment ici la dialectique rohmèrienne entre l’élue et la tentatrice. Comme dans Ma nuit chez Maud, le héros lynchien hésitera entre deux figures de la femme, une jeune blonde, Girl next door idéale, qui lui est promise et une brune fascinante et torturée, avant de s’apercevoir que la blonde n’était finalement pas si innocente qu’il l’avait cru.   

Blue Velvet permet à Lynch de poser et de consolider véritablement les fondations de son univers étrange et singulier : la petite ville de l’Amérique profonde (Lumberton, avant Twin Peaks), les univers parallèles, l’opposition et la complémentarité métaphysique entre le bien et le mal. «Beaucoup de gens pensaient que le film était malsain, mais pour moi, il a toujours représenté la quête personnelle de David sur le bien et le mal. C’est quelqu’un d’assez métaphysique. Il a une vie spirituelle. Je crois que cette quête est au cœur de son cinéma »(Isabella Rossellini). Les «fuck »multiples de Frank Booth (Dennis Hopper) vont donc cohabiter avec la pure sentimentalité de Sandy dansant avec Jeffrey au son de Mysteries of Love ; les coups reçus par Dorothy Vallens serviront de contrepoint à la vision des rouges-gorges ; le bal de lycée sera concurrencé par la soirée délirante chez Ben (Dean Stockwell). Pour Lynch, ces éléments sont irréconciliables mais coexistent violemment.

Blue Velvet permet à Lynch de poser et de consolider véritablement les fondations de son univers étrange et singulier : la petite ville de l’Amérique profonde (Lumberton, avant Twin Peaks), les univers parallèles, l’opposition et la complémentarité métaphysique entre le bien et le mal.

De même, d’un point de vue narratif, Lynch affirme les composantes de son univers. Dans ses films précédents, Eraserhead était un OVNI irrécupérable et exceptionnel, Elephant Man, une belle incursion dans le mélodrame victorien classique, Dune, un échec sans appel dans le genre de la  science-fiction à grand spectacle. Blue Velvet, au contraire, représente un rare point d’équilibre qui contient toute l’œuvre future du réalisateur. Lynch complexifiera sa manière à partir de Twin Peaks Fire walk with me (grand film malade et méconnu) et s’épanouira dans les multiples dimensions narratives de Lost HighwayMulholland Drive et INLAND EMPIRE. Dans Blue Velvet, Lynch essaiera pour la première fois avec un certain succès de faire accepter ses préoccupations métaphysiques dignes d’un Bergman, sous couvert d’une intrigue de thriller : «c’est comme un rêve fait de désirs étranges, enveloppé dans une histoire policière ». Twin PeaksLost Highway ou Mulholland Drive reconduiront le même prétexte dramatique.  

Sur le plan stylistique, Lynch fait une belle démonstration de ce qui le différenciera de tous les autres metteurs en scène, son attention exceptionnelle portée au son. Blue Velvet baigne dans une ambiance sonore inquiétante, trouée de superbes fulgurances, qui marque l’inconscient du spectateur, une sorte de murmure incessant qui influencera une génération entière de metteurs en scène. Le son ne va pas évidemment sans la musique qui témoigne de l’attachement que Lynch porte aux chansons en particulier pop-rock des années 50-60 et à leur caractère indissociable du scénario. Contrairement à beaucoup de réalisateurs qui recourent aux hits du moment dans un florilège de juke-box permanent, Lynch écrit littéralement son scénario autour de chansons comme Blue Velvet de Bobby Vinton, In dreams de Roy Orbison ou Mysteries of love d’Angelo Badalamenti et de lui-même. Ces chansons évoluent dans une tonalité pop et sucrée, voire assez lyrique et romantique ; il faudra attendre les films suivants pour retrouver l’opposition entre ciel et enfer dans les styles musicaux opposés du heavy metal (Powermad, Rammstein) et de la ballade sentimentale (les titres de Julee Cruise).

Enfin sur le plan esthétique, Blue Velvet confirme la dimension hyper-visuelle et picturale de Lynch. Depuis Minnelli, Sirk ou Ray, on n’avait pas retrouvé un tel coloriste dans le cinéma américain. Blue Velvet est inspiré par des impressions fortement colorées qui s’impriment directement dans notre mémoire : le vert des pelouses tranquilles de Lumberton, le bleu infini du ciel et celui plus sombre de la robe de chambre en velours de Dorothy, le rouge des lèvres pulpeuses de Dorothy, souvent filmées en très gros plan, les murs de l’appartement de Dorothy ressemblant à des parois sanguines. Le bleu des tentures du générique renvoie directement au rouge des rideaux de la Red Room ou du Silencio. S’inspirant volontairement d’Edward Hopper, Norman Rockwell ou Francis Bacon, Lynch marque les esprits autant par les images que par le son. Cette manière de filmer les gens immobiles et figés, dans une tension vers le mouvement, (cf. la scène d’anthologie chez Ben ou dans l’appartement de Dorothy), n’appartient qu’à lui. Il reprendra d’ailleurs souvent ce principe de scènes qui s’éternisent dans une immobilité trompeuse.

Si l’on rajoute qu’il a sans doute trouvé sa plus belle distribution dans Blue Velvet, chaque acteur de ce quatuor existentiel excellant dans son rôle (Kyle McLachlan, Isabella Rossellini, Laura Dern et Dennis Hopper), on comprendra que Blue Velvet est sans doute le classique de David Lynch, d’une durée conventionnelle de 2 heures (une version de 4 heures a existé et a malheureusement disparu de manière apparemment irrémédiable, même si 50 minutes ont été retrouvées, disponibles sur la version Blu-Ray). Pour l’anecdote, on rappellera qu’à l’origine Lynch souhaitait engager Helen Mirren dans le rôle de Dorothy. Cependant celle-ci, trop effrayée par ce rôle, a préféré laisser la place à Isabella Rossellini qui, à mille lieues de l’égérie de Lancôme, signe là sans doute sa plus belle performance à l’écran. Or si Blue Velvet apparaît aujourd’hui comme un classique du cinéma, son caractère provocateur et profondément choquant subsiste. Helen Mirren avait en effet de quoi être effrayée. 

Le complexe d’Œdipe

Car le plus grand scandale de Blue Velvet ne réside pas dans son caractère explicitement sexuel et sado-masochiste (après tout, bien d’autres films ont traité ce sujet en long et en large), c’est bien davantage que le film exprime également, et dans le même mouvement, une sentimentalité cosmique, un romantisme lyrique inouï.

A voir Blue Velvet, tout mène vers la scène fondatrice où Jeffrey, le jeune homme interprété par Kyle McLachlan, s’introduit dans l’appartement d’une femme pour l’épier. En se cachant dans un placard, il observe une curieuse scène où un dénommé Frank (Dennis Hopper), malfrat ordurier sans foi ni loi, brutalise Dorothy et la viole de manière plus ou moins symbolique. Etant donné la manière dont la scène est filmée, vue du placard, on a fortement l’impression de participer à une scène originelle, la scène où un enfant voit pour la première fois par mégarde ses parents faire l’amour. Les véritables parents de Jeffrey étant hors-champ (son père, après un AVC, se trouve à l’hôpital et sa mère regarde des films policiers sur son canapé, en coupant le son de la télévision), ce sont ses parents fantasmés qui prennent ici le relais. Frank est un concentré de la virilité masculine, bête et méchante, une force brute et primaire, Dennis Hopper n’ayant jamais été aussi reptilien dans son apparence et son jeu. Le plus troublant chez Frank n’est pourtant pas qu’il soit aussi monstrueux avec ses insultes et ses coups mais surtout que le spectateur puisse malheureusement s’y reconnaître. On a tous en nous quelque chose de Frank, pour paraphraser Michel Berger et Johnny Hallyday.

Tout le parcours initiatique de Jeffrey consistera à identifier la figure du Mal et à l’éradiquer. Cela se résumera donc, d’un point de vue freudien, à coucher avec sa mère et à tuer son père. Jeffrey, potentiellement vierge ou homosexuel refoulé au début du film, sera amené à exprimer sa sexualité, initié par une compagne plus âgée, Dorothy, pour se mettre ensuite en couple avec une petite amie de son âge. Il s’agira donc de passer des ténèbres («maintenant il fait noir ») à la vision extatique des rouges-gorges apportant l’amour et la lumière à la terre entière.

Comment grandir ? Comment dépasser le mal ou le vaincre ? Blue Velvet, c’est l’histoire d’un adolescent qui devient un homme, en découvrant le mal et la sexualité. «C’est le sujet même de Blue Velvet. Vous appréhendez les choses, et quand vous essayez de voir ce qu’elles veulent dire, il faut les assumer »(David Lynch). C’est l’acceptation de la vie dans toute sa plénitude de contrastes, dans ce qu’elle a de pervers et de malsain mais également ce qu’elle a de beau et de merveilleux.

Le film abonde en notations sexuelles, de la castration symbolique du père de Jeffrey par un chien au moment de son accident vasculaire (il se tient d’ailleurs bizarrement l’oreille, comme si c’était cette oreille que Jeffrey allait retrouver dans un champ quelques temps plus tard) à Dorothy murmurant «j’ai ton mal en moi à présent »(évocation du sperme, voire d’un mal plus métaphysique), sans même parler des injonctions délirantes de Frank quand il viole bestialement Dorothy («Bébé veut baiser », «Papa rentre à la maison »). Frank viole d’ailleurs également Jeffrey, même si cela reste globalement hors-champ (c’était pourtant écrit de manière explicite dans le scénario, les deux heures coupées insistant bien davantage sur l’homosexualité latente de Jeffrey). Il commence par le maquiller comme une femme, le tabasse puis le viole. Il le laisse ensuite inerte et ensanglanté dans une décharge publique. Ce faisant, Frank marque ainsi son territoire et lui interdit le corps de Dorothy. En dominant Jeffrey, il joue son rôle de père fantasmatique en empêchant le plus jeune de coucher avec la mère. Ce qui expliquera que Jeffrey revienne dans les séquences suivantes à Sandy, son amour adolescent a priori dépourvu de risques et complètement asexué.

Le père atrocement reptilien, la mère fondamentalement dépressive, autant dire que la vision du couple et de la famille semble effrayante chez David Lynch. Elle pourrait néanmoins être rachetée par la génération suivante, celle des Jeffrey et Sandy qui s’aimeraient d’un amour beaucoup plus pur et bien plus beau mais le ver ne se trouve-t-il pas déjà dans le fruit ?

Mysteries of love

Car le plus grand scandale de Blue Velvet ne réside pas dans son caractère explicitement sexuel et sado-masochiste (après tout, bien d’autres films ont traité ce sujet en long et en large), c’est bien davantage que le film exprime également, et dans le même mouvement, une sentimentalité cosmique, un romantisme lyrique inouï. Ce paradoxe insensé, ce contraste absolu, c’est ce qui a perturbé les spectateurs de l’époque et ce qui continue à bouleverser ceux d’aujourd’hui. Lynch évoque le malsain et le pervers mais aussi ce qui le contrebalance dans l’équilibre du monde. Pour autant, ce n’est pas sans exprimer quelques doutes sur ce côté éthéré, sentimental et peut-être trop mielleux…

La chanson Mysteries of love est ainsi le point culminant de ce versant de Blue Velvet. Lynch y révèle une poésie et une sentimentalité qui, chez un autre, pourraient paraître ridicules et qui, au contraire, atteignent chez lui sans forcer le sublime, en insérant ces notions dans l’ordre naturel et l’éternité des choses : «Sometimes a wind blows  and you and I float in love and kiss forever in a darkness and the mysteries of love come clear ». Or si on lit bien le titre de la chanson, même dans cet amour si pur, il existerait donc des mystères. Les voies de l’amour sont en fait impénétrables, sans jeu de mots. Jeffrey et Sandy resteront-ils tels qu’ils sont ou évolueront-ils de manière effrayante comme Frank et Dorothy ? Le mal métaphysique de Jeffrey a-t-il définitivement disparu ou demeure-t-il en veilleuse au plus profond de lui, après avoir été d’une certaine manière réveillé et entretenu par Frank et Dorothy ?

Ces questions restent en suspens lorsqu’à la fin du film on voit un rouge-gorge porter dans son bec un insecte. « Le monde est étrange« , s’exclament alors Jeffrey et Sandy, un monde affreux et beau en même temps mais surtout étrange, d’une bien inquiétante étrangeté. Comment se faire à son étrangeté? S’habituer à la présence du mal ? Et pourtant continuer à vivre ? Telle est la question sous-jacente de Blue Velvet. En digne successeur de Bergman («le miroir est brisé mais que représentent les morceaux ? »entend-on dans L’Heure du loup) et de Buñuel, Lynch manque terriblement au cinéma contemporain car il est peut-être le seul, avec deux ou trois autres, à se situer encore à ce niveau d’interrogation esthétique et morale.