Avec amour et acharnement : le couple, pour le meilleur comme pour le pire

Il n’est pas si rare que ça de voir que des cinéastes puissent être si productifs qu’ils marquent une année avec non pas une, mais deux réalisations à la fois. En 2022, c’est un petit groupe regroupant des réalisateurs et réalisatrices du monde entier qui est concerné. De Hong Sang-soo à Guillermo Del Toro, en passant par Quentin Dupieux ou encore Alice Diop, tous auront su faire preuve d’une impressionnante régularité artistique. Mais, quand bien même ils sont plusieurs dans ce cas précis, aucun n’aura eu une année aussi riche et mouvementée que celle de Claire Denis, grâce à ses deux films présentés en 2022 dans deux des plus grands festivals de cinéma au monde : Stars At Noon, en compétition à Cannes en mai dernier, mais aussi et surtout Avec amour et acharnement (anciennement titré Feu), en compétition plus tôt dans l’année au Festival de Berlin. Non contente de cette double présence, la cinéaste s’est permis un luxe supplémentaire, à savoir un double prix : l’Ours d’Argent de la meilleure réalisatrice à Berlin, et un Grand Prix du jury à Cannes. Si ce dernier a quelque peu interrogé, au vu des critiques contrastées qui suivirent sa projection, le prix remis au festival allemand a fait bien davantage consensus. Mais qu’en est-il vraiment ?

Dans Avec amour et acharnement, Claire Denis réunit pour la première fois à l’écran trois comédiens emblématiques de sa carrière : Grégoire Colin, qui répond présent dès le quatrième film de la cinéaste, Nénette et Boni en 1996, après le téléfilm US go home ; Vincent Lindon, avec qui elle a déjà tourné deux fois (dans Vendredi Soir en 2002 et Les Salauds en 2013) ; et Juliette Binoche, rencontre artistique tardive mais d’ores et déjà riche puisque jouant dans les trois dernières réalisations de Denis (Un beau soleil intérieur, High Life, et ce dernier). On peut aussi mentionner pour mémoire le personnage secondaire incarné par Mati Diop, déjà présente dans 35 rhums. C’est avec l’aide de ce trio de vétérans que Claire Denis adapte un roman de Christine Angot, dans lequel il est question d’un couple (Lindon et Binoche) rattrapé par son passé lorsque François, ancien amant de Sarah et ami de Jean refait surface dans leurs vies.

Claire Denis, munie de sa caméra à la fois désinvolte et bouillonnante et de son immense talent, dissèque les travers du mariage comme peu l’ont fait.

De nouveau, Claire Denis se prête au jeu d’un mélange des genres inattendu, faisant de ce qui aurait pu être un simple drame amoureux un thriller noir où l’apparition d’un corps étranger fait vaciller doucement mais sûrement la superficielle tranquillité d’un couple. Présenté dans ce qui est très certainement la plus belle introduction de l’année, le couple que forment Vincent Lindon et Juliette Binoche fleurit comme une évidence désarmante de justesse. Un amour profond parcourt leurs étreintes, au rythme d’une valse quotidienne rendue palpable par les notes de Stuart Staples, dont la composition mène la danse effrénée de ces deux entités vers une tombée glaçante de rideaux. Car, avec la subtilité que l’on lui connaît, Claire Denis se met à découvrir progressivement les premiers hématomes que cache le binôme.

Tout d’abord le passé du personnage de Jean, puis sa vie parallèle (avec un fils qui refuse de le voir), viennent nuancer l’image que l’on se faisait de ce duo si amoureux. Ensuite, c’est leur environnement général qui vient ajouter une touche de désillusion, puisque la réalisatrice fait le choix d’ancrer son intrigue en plein Covid, et d’ainsi filmer des vies vidées de leur romantisme par les masques et la distanciation en vigueur. Finis le rêve illusoire et l’escapade chimérique, la noirceur de la réalité reprend toujours le dessus.

Enfin, l’arrivée de Grégoire Colin qui, après avoir été la source d’obsession de Denis Lavant dans Beau Travail en 1999, finit de plonger les deux protagonistes dans une tornade romantique aux contours dramatiques.

C’est dans les yeux de Juliette Binoche, magnifiquement filmée, que la chute se prédit. Elle voit le mal s’approcher, sans réussir ni à l’appréhender, ni à s’en éloigner. Pire, arrivée à un certain point, elle ne peut s’empêcher d’y plonger. Seul un regard à sens unique aura donc suffi à cette femme, présentée comme si solide, pour défaillir totalement : quand on aime quelqu’un, ça ne disparaît jamais vraiment. Ici, les résidus d’amour jaillissent, et cela suffit pour que l’ancien feu de bois, faussement éteint depuis longtemps, étouffe le brasier apparent. Avec amour et acharnement porte plus que jamais bien son titre, tant l’œuvre canalise en elle une rage de vivre, d’aimer jusqu’à haïr, et de se donner jusqu’à s’oublier. Son aisance à filer un récit qui s’épaissit en même temps qu’il se raidit, et sa fluidité lorsqu’il s’agit de jongler d’un sentiment à son contraire, font de ce film un exemple de maîtrise bluffant. Claire Denis, munie de sa caméra à la fois désinvolte et bouillonnante et de son immense talent, dissèque les travers du mariage comme peu l’ont fait.

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RÉALISATRICE :  Claire Denis
NATIONALITÉ : France
AVEC : Juliette Binoche, Vincent Lindon, Grégoire Colin, Mati Diop, Bulle Ogier
GENRE : Drame, Romance, Thriller
DURÉE : 1h56
DISTRIBUTEUR : Ad Vitam
SORTIE LE 31 août 2022