Abel Ferrara : « Je ne cherche pas à me cacher de mes films »

C’est à l’occasion de la sortie de Tommaso que nous avons eu le bonheur (et une pointe d’angoisse) de rencontrer une figure du cinéma indépendant américain : le réalisateur Abel Ferrara. Une carrière parsemée d’œuvres teintes en noir, où le compromis avec le spectateur est autant proscrit que la lueur d’une rédemption, rude et lointaine. Et pourtant, à 68 ans, après des hauts et bas, une forme de rédemption semble arriver : Tommaso, jouant des contrastes de son personnage, ne manque évidemment pas de nous rappeler une vie, celle du cinéaste aujourd’hui installé à Rome avec sa femme Cristina et sa fille Anna. Et face à la réalité, comme il nous le raconte, la fiction prend le pas : la fièvre du cinéma ne le quitte pas. En prime de cette rencontre, nous avons pu échanger avec Cristina Chiriac, qui joue au côté de Willem Dafoe.


Tommaso a été tourné dans votre maison à Rome, avec votre femme, votre fille et votre ami Willem Dafoe, pourquoi avoir fait le choix de cette proximité ?

C’était l’histoire qui voulait ça, tu vois, elle est à propos de ma vie en tant que réalisateur, qu’homme. Alors pourquoi pas ? Le point de départ était ce qui nous entoure, c’était vraiment l’idée au début. On voulait capter la maison, les gens, rester dans le quartier, tourner bien et rapidement.

Comment a été l’accueil du quartier justement ?

Parfois ils avaient conscience que je filmais, parfois non. Ils savent qui je suis, ils savent que je suis un cinéaste. On a beaucoup travaillé dans ce quartier, on a tourné un documentaire. Il y a une école de cinéma pas loin, il m’arrive de travailler avec les étudiants. Ils sont donc habitués aux caméras.

Est-ce que connaître dans la vie les interprètes de son film rend la direction d’acteur plus compliquée ?

C’est une bonne question. Ça dépend, ça dépend du jour, du moment. Théoriquement c’est censé être beaucoup plus simple car on se comprend, se connaît, on gagne ainsi du temps. De l’autre côté cette intimité peut créer des interférences durant le tournage. Quand tu travailles avec un inconnu, on s’en fiche, c’est le plateau, tu vois ? C’est alors surtout une question d’efficacité. Facile ou difficile, une fois que tu as choisi le style de ton film, un documentaire par exemple, tu t’adaptes. Si quelque chose est trop difficile, on passe à autre chose, filmer est avant tout un plaisir pour nous.

Willem Dafoe était impliqué dans l’écriture du personnage de Tommaso ?

J’écrivais et il était informé de l’évolution, des scènes, il me partageait ses idées. Il comprend les situations, il connaît aussi les personnes. On a une attitude similaire dans notre travail, on donne de notre mieux pour que cela reste structuré. C’est un rythme à tenir. Et lorsque ce n’est pas bon, on ajuste.

Quand vous voyez à l’image le personnage de Tommaso, incarné par Willem Dafoe, vous vous voyez d’une certaine manière ?

Quand je regarde l’écran je ne me vois pas « i mean, c’mon« . Je ne vois pas non plus Willem, c’est le raison pour laquelle nous faisons des films, on crée des personnages, c’est le miracle du cinéma : tu prends de vraies personnes dans une certaine situation, tu les mets dans un processus d’écriture, de tournage, de montage, tu ajoutes de la musique et des personnages apparaissent alors. Tommaso fait son propre chemin dans le film, Cristina et Anna aussi, tu vois ? Les gens qui me connaissent vont peut-être me reconnaître dans ce personnage, mais il y a beaucoup de personnes qui vont voir le film sans que ça soit le cas.

Le film est d’une certaine manière à l’image du sevrage de Tommaso, on n’y rencontre aucune bouteille d’alcool, aucun joint, c’est une absence intéressante.

Ce n’est plus dans sa vie actuelle, il a fait une cure de désintoxication. Il n’est plus entouré de consommateurs, c’est un choix intentionnel. C’était nécessaire pour le portrait de Tommaso de ne plus l’affilier à ses anciennes addictions.

On voit Tommaso utiliser un story-board dans le film, vous travaillez de la même manière vos films ?

Ca peut m’arriver, mais ça n’était pas le cas pour Tommaso. Pour Siberia (ndlr : le prochain film d’Abel Ferrara) il en fallait un, on tournait dans quatre pays différents, en anglais, italien, espagnol, allemand. C’était plus simple pour tout le monde, tu vois, d’avoir quelque chose de fixé sur le papier.

Le fait de tourner en numérique marque une réelle différence pour vous par rapport à l’argentique ?

Non, je veux dire, le numérique a marqué des changements. On peut filmer des séquences beaucoup plus longues, on ne pouvait pas faire ça par le passé. Aujourd’hui on invente des caméras, des objectifs où on peut filmer dans la rue sans que personne ne le remarque. On est devenu plus mobile, il y a de belles inventions dans le monde du cinéma. Le numérique contre l’argentique, je n’y crois pas. Il faut être sensible avant tout à la lumière, aux endroits, il faut capter ce quelque chose de spécial. La lumière est la clé.

Toujours dans le jeu des différences, vous en remarquez une entre le fait de filmer à New York et Rome ?

Non, tu vois, vraiment, je n’en vois pas. Tout dépend du film que tu fais, si c’est un film à gros budget comme Siberia, tu vas dans les montagnes, dans le désert, sur un plateau, c’est forcément différent. Ce n’est pas tant la ville, le lieu qui compte, mais le style du film. 

Un réalisateur me confiait l’autre jour ne jamais revoir ses films, il vous arrive de regarder à nouveau vos films ?

Je ne cherche pas à me cacher de mes films, tu vois ce que je veux dire ? Si je suis dans une situation où je suis présent et qu’un de mes films est diffusé, je ne vais pas m’enfuir d’autant plus si je ne l’ai pas vu depuis longtemps.

Quel genre de spectateur êtes-vous ? Vous avez plutôt un regard de réalisateur ?

Oui, enfin je ne peux rien y faire, c’est ce que je suis. En réalité je vois comme tout le monde, il y a des choses que j’apprécie, d’autres moins. Je sais ce que c’est de filmer, alors je peux me montrer plus tendre, et parfois plus difficile car je sais que ça aurait pu être bien mieux. Quand je regarde mes propres films, je vois au-delà du cadre, je me souviens de la lumière, des gens, tu vois ? Certains datent d’il y a plusieurs décennies, c’est un peu comme des films de fantômes.

Pour conclure, vous avez des projets en cours ?

Je travaille sur plusieurs choses, je pense par exemple à une suite de Tommaso, à filmer quelque chose à New-York. Et il y a Siberia qui arrive.

(ndlr : Cristina Chiriac, actrice et compagne d’Abel Ferrara, est arrivée à la fin de notre échange. Le cinéaste m’a gentiment proposé de discuter de sa présence dans le film ainsi que de sa collaboration avec l’acteur Willem Dafoe.)

C’est la deuxième ou troisième fois que l’on vous retrouve devant la caméra d’Abel Ferrara.

Cristina Chiriac : Oui, on a fait ensemble Pasolini et Alive in France… et maintenant Tommaso.

Quelle est la part d’improvisation dans votre rôle, dans la création et performance dans le film ?

On avait un script, tout était préparé. Ou en tout cas l’essentiel était là, mais avec Abel tout se fait très naturellement : il met la caméra en route et quelque chose, d’une certaine manière, se produit. C’est ce que je préfère.

Vous partagez l’image avec Willem Dafoe, quel genre de partenaire est-il ?

C’est un grand professionnel, c’est d’ailleurs le seul du film car personne d’autre n’est acteur : il y a des voisins de notre quartier, de la famille, des passants. Des personnes que je connais bien dans la vie, c’est ici que je vis. Willem me donnait des conseils avant les prises, il est très méticuleux dans son travail. Une nouvelle fois, lorsque la caméra est posée, quelque chose de nouveau se produit, c’est toujours une surprise. La vie continue, ça ne s’arrête pas, tu vois.

Ca me fait penser à une scène qui ressemble à une expérience sociale, celle de la crucifixion, où la fiction rencontre la vraie vie.

J’étais présente lors du tournage de cette scène. C’était devant la gare centrale de Rome, il y avait du monde et c’était l’incompréhension face à ce qui se passait : il faut imaginer les gens sortir de la gare et se retrouver face à cette crucifixion. Le jour suivant, un journal a écrit un article sur cette scène : Willem Dafoe sur une croix.

Vos voisins, qui apparaissent dans le film, ont eu l’occasion de se découvrir à l’image ?

Pas encore, le film n’est pas encore sorti à Rome. Il sort d’abord en France, en Allemagne, ça viendra certainement ensuite en Italie. Ils attendent avec impatience la sortie !

Entretien réalisé à Les Arcs Film Festival en décembre 2019