« Merci aux doux rêveurs/Même s’ils nous laissent songeurs/Merci à nos fêlures/Merci à nos ratures« . Damien Chazelle réaffirme avec brio la prééminence du rêve sur la réalité, dans un film qui s’annonce déjà comme un classique instantané. Il fallait pourtant de l’audace à Damien Chazelle pour proposer comme troisième film un projet de comédie musicale, genre réputé en perte de vitesse, et qui plus est, avec des chansons dans le registre du jazz, musique que la jeune génération n’écoute quasiment plus. Rénover la comédie musicale, c’est le style de pari fou que peu de cinéastes, même les plus chevronnés, se risqueraient à expérimenter. Dans ces cas-là, de pari risqué et innovant, soit on se révèle un grand talent, soit on se plante lamentablement. Avec l’inconscience de sa jeunesse (il n’avait que 31 ans quand il a tourné La La Land et a donc décroché l’Oscar du meilleur réalisateur à 32 ans, plus jeune lauréat de sa catégorie), Chazelle n’a pas hésité, a osé et a raflé la mise. Faisons donc pour le plaisir un retour sur l’un des plus grands films de l’année, le meilleur film de l’année selon la rédaction de Retro-HD.
La comédie musicale a permis à Damien Chazelle de réunir ses deux plus grandes passions, musique et cinéma. Après avoir montré la souffrance dans l’art (cf. le chemin de croix du batteur de Whiplash, le film qui l’a mis sur orbite), il souhaitait montrer la joie de créer, car toute chose, comme dirait Truffaut, contient à la fois sa joie et sa souffrance. Cette joie communicative dans La La Land, qui se perçoit dans des mouvements de caméra rapides et jouissifs et dans des plans-séquences étourdissants de virtuosité, devait pourtant également montrer le miroir aux alouettes que représente la quête de la célébrité à Hollywood. Rien de mieux alors que la comédie musicale pour montrer la cruauté de la loi du spectacle, tout en continuant à rendre palpable la magie du rêve.
Car le projet de Chazelle n’était pas uniquement de réussir une comédie musicale à l’ancienne, comparable à aux grandes comédies musicales américaines de Vincente Minnelli, de Kelly-Donen ou tournées par Fred Astaire et Ginger Rogers, mais de parvenir à inscrire le genre dans le quotidien et la réalité d’aujourd’hui dans la droite lignée d’un Jacques Demy (Chazelle est à moitié français). Il souhaitait aboutir aussi à une version aboutie et propre du brouillon Guy et Madeline, son premier film, déjà une comédie musicale mais tournée caméra à l’épaule. Les morceaux de bravoure ne manquent donc pas ici (l’ouverture exceptionnelle avec 100 danseurs sur une bretelle d’autoroute, le duo dans le parc, plan-séquence de six minutes où la moindre erreur des deux comédiens pouvait se révéler fatale, clin d’œil au numéro « Dancing in the dark » de Tous en scène, ou encore la synthèse finale, dix minutes muettes en musique qui résument une vie rêvée qui n’aura jamais lieu).
Damien Chazelle réaffirme avec brio la prééminence du rêve sur la réalité, dans un film qui s’annonce déjà comme un classique instantané.
Pourtant Chazelle frise parfois l’overdose dans sa première partie (le numéro Someone in the crowd, la séquence du planétarium), comme si son film était un gâteau un peu trop sucré et si le film parvient à rester un chef-d’oeuvre, c’est surtout parce qu’il lui a insufflé une veine bien plus noire et mélancolique dans la seconde, s’inspirant du romantisme tourmenté d’un Alfred Hitchcock, l’une de ses plus grandes influences (cf. la lumière verte dans l’appartement de Sébastian et Mia, s’inspirant directement du fiévreux Vertigo). Dans la première heure, on recense en effet pas moins de six numéros musicaux, alors que la deuxième n’en compte plus que deux, l’histoire prenant le pas sur la musique. La réalité reprend ainsi progressivement le dessus, avec ses ennuis et son lot de désillusions.
Car Mia et Sébastian sont deux artistes qui ont eu la chance de se rencontrer, de s’encourager l’un l’autre dans la poursuite de leurs objectifs et de parvenir à les atteindre, mais séparément. Chacun aura réussi dans son rêve mais le prix à payer aura été lourd, la fin d’une histoire d’amour qui s’annonçait comme idéale. C’est cette lucidité qui constitue toute la valeur de La La Land. Il eût été facile pour Chazelle de raconter une histoire d’amour qui finit bien. Il commence par le faire et l’on croit alors, arrivé au milieu de son film, qu’il a déjà tout raconté, et qu’il n’osera pas décrire la dégradation d’une romance. Il le fait pourtant, ce qu’aucune comédie musicale hollywoodienne n’a jamais osé présenter, mais parvient à la mettre en scène, en restant positif, sans s’apitoyer inutilement sur le triste sort de ses personnages. Contrairement à New York New York de Scorsese qui laisse un goût amer car ses protagonistes ne renouent pas après s’être revus et donné rendez-vous, les personnages de Chazelle se revoient et partent sur des chemins différents, en étant réconciliés entre eux et avec eux-mêmes car ils savent qu’ils ont vécu ensemble quelque chose de beau que personne ne pourra jamais leur enlever.
La La Land ne fait pas seulement penser aux comédies musicales hollywoodiennes et de Jacques Demy mais aussi surtout à deux cinéastes contemporains. L’un assez âgé, l’autre nettement moins. Par de nombreux aspects, il rappelle le cinéma de Woody Allen (Tout le monde dit I love you, Minuit à Paris, Magic in the Moonlight, etc. ) dans sa présentation d’artistes en devenir, encore immatures, en quête d’un achèvement artistique et son amour volontairement désuet du jazz. Par le personnage de Ryan Gosling, porte-parole de Chazelle, s’exprime d’ailleurs la grande problématique du film, c’est-à-dire comment rendre moderne et accessible une forme du passé, que ce soit le jazz ou la comédie musicale. L’autre grande influence non revendiquée du film, n’en déplaise à ses détracteurs, c’est Xavier Dolan. Du nom de la protagoniste féminine (Mia Dolan) au premier plan du film, un écran s’élargissant en cinémascope (comme dans La Blonde et moi de Frank Tashlin mais aussi comme dans Mommy) à l’exubérance des personnages, en passant par ce home movie de fin sur une vie non vécue (cf. toujours Mommy), s’inspirant aussi de L’Aurore de Murnau, Paris, Texas et la fin de Six Feet Under, Dolan est assez souvent cité.
Néanmoins, si La La Land s’impose dans les esprits comme le film qu’on retiendra de 2017, qu’on l’aime ou pas, ce sera surtout grâce à deux atouts maîtres, sa musique et sa comédienne Emma Stone. Les chansons de La La Land, composées par Justin Hurwitz, sont exceptionnelles (Another Day in the sun, Someone in the crowd, la fameuse City of Stars, celle de l’audition, etc.), ce qui n’est pas forcément le cas dans les autres comédies musicales. Quant à Emma Stone, elle y trouve sans doute le rôle de sa vie, ce qui justifie pleinement son Oscar de la Meilleure Actrice, Gosling étant légèrement en retrait du point de vue de l’interprétation. Avec ses grands yeux qui lui dévorent le visage, des yeux incroyablement expressifs qui lui vaudront sans doute d’être comparée un jour à Bette Davis, sa maladresse fuyante et sa cinégénie singulière, elle parvient à faire passer son visage imparfait et charmant par toutes les expressions possibles, entre la jubilation et la mélancolie. Dans la séquence de l’audition (The Fools who dream), Emma Stone se montre d’une puissance émotionnelle rare et terrassante (Chazelle a d’ailleurs l’excellente idée de traiter par des ellipses le travail artistique de Mia, nous laissant seul juges de sa performance, un peu comme Scorsese à l’égard de Pumpkin dans La Valse des Pantins). Ce sera sans doute, avec Elisabeth Moss pour les séries, la comédienne qu’on retiendra de l’année 2017, une fois que le temps aura passé. On ne reverra sans doute pas de sitôt des comédiens et un metteur en scène du même âge parvenir à être exactement au même diapason pour réussir une œuvre artistique.
Si La La Land est un grand film, c’est parce qu’il frôle la perfection, sans jamais vouloir réellement l’atteindre, pour préserver des éclairs précieux de vie et d’énergie. En témoignent les efforts de Chazelle pour salir sa toile, ou faire prendre du vrai pour du faux (les vrais paysages de Los Angeles qui ressemblent à de fausses visions panoramiques recréées par des effets spéciaux). En témoignent aussi les erreurs involontaires d’Emma Stone que Chazelle a conservées au montage: lorsqu’elle heurte une de ses partenaires dans le numéro Someone in the crowd, ou quand elle trébuche et se rattrape joliment de justesse dans le parc. Chazelle a ainsi cherché à relier dans son film l’imperfection de la vie et l’irréalité du rêve en Technicolor et Cinémascope. Pour citer encore une fois Truffaut (car c’est un film très truffaldien), La La Land parvient à synthétiser dans une histoire unifiée par son style la logique ascendante du spectacle et celle descendante de la vie. Ce n’est pas un moindre prodige de pouvoir réussir cela. Cela s’appelle même un miracle.