Depuis quelques années, les récits d’adolescence au cinéma — en France comme ailleurs — semblent davantage relever d’une nostalgie des cinéastes devenus adultes que d’un réel désir de représentation. On observe une jeunesse traitée comme un décor : celle des villes moyennes, des campagnes — à la manière de films tels que Vingt Dieux ou La Pampa — où la mise en scène semble figer des clichés : moto‑cross en soleil couchant, jeunesse surreprésentée, activités « cinégéniques », postures sociologiques plutôt que vie intérieure. Quand bien même on serait né à proximité des lieux représentés, leur jeunesse et la mienne : « ça fait deux ! » comme l’aurait dit ma grand-mère mayennaise. Marina Déak pointe très justement ce folklore dans un billet pour Mediapart, où ces films prétendant représenter la jeunesse restent souvent bloqués dans une mythologie.
De l’autre côté des Alpes, Little Trouble Girls ne dépeint pas la jeunesse comme un motif ou un souvenir, mais comme une expérience en cours : un corps qui apprend, un espace qui s’ouvre, une sensibilité qui s’invente. Le jeune cinéma slovène, encore discret hors de ses frontières, trouve avec Urška Djukić une voix singulière. Révélée par La Vie sexuelle de mamie (coréalisé avec Émilie Pigeard et récompensé d’un César du meilleur court métrage d’animation), Djukić signe ici son premier long-métrage solo, présenté à la Berlinale et couronné du prix de la critique (FIPRESCI). On attendait donc un geste affirmé — et le film tient quelques-unes de ses promesses.

Lucija a seize ans. Nouvelle dans la chorale d’un lycée catholique de Ljubljana, elle se lie à Ana-Marija, amitié trouble faite de silences et d’élans retenus. Le voyage de la chorale dans un couvent italien se transforme bientôt en rite initiatique : le Pont du Diable à Cividale del Friuli, qu’elles franchissent, ne sépare pas seulement deux pays mais deux mondes — la maison slovène, encore soumise aux précautions du quotidien (marcher sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller le père, détourner la tête devant un film romantique), et une Italie plus ouverte, plus solaire, où le désir et la découverte deviennent possibles.
Urška Djukić filme les lieux comme des forces, des espaces de tension où le corps se mesure au monde. La rivière, fluide, mouvante, reflète le trouble du regard et la première vision du corps masculin dénudé ; le couvent, partiellement en travaux, fissure un ordre religieux pour laisser filtrer l’intime, le désir. Quant aux statues religieuses, omniprésentes dans les paysages slovènes, elles se font témoins d’un regard culpabilisateur mystique — repères familiers qu’on emporte avec soi tout en s’en éloignant.
Ce qui distingue Little Trouble Girls, c’est cette manière de faire passer l’adolescence par la sensation, non par le discours. La caméra s’attache à Lucija dans une proximité pudique : gestes, respirations, regards, tremblements, tout un vocabulaire du corps qui remplace les mots. Le son devient matière : froissements, bourdonnements, voix mêlées de la chorale. Rien n’est anecdotique, tout participe de l’expérience sensorielle. L’attention au détail — une main, une mèche de cheveux, un souffle dans le vent — construit une géographie intime où le réel se fait vibrant, presque mystique.

On pourrait croire le sujet familier : cadre religieux, éveil du désir, motifs mille fois abordés. Mais la rigueur du regard, la densité sensorielle, la justesse du récit leur redonnent une intensité neuve. Le visage de Lucija devient territoire d’épopée, où se lit l’effort d’exister entre contrainte et élan. Djukić filme la contradiction comme un état naturel : ordre et liberté, collectif et solitude, foi et curiosité, tout cohabite dans le même geste. Si le film captive, c’est parce qu’il regorge d’images métaphoriques — le trou d’une oreille, le bourdonnement d’une abeille, quelconques formes qui donnent à penser à d’autres — que Djukić ne souligne jamais : elles surgissent, résonnent entre elles, s’évanouissent. C’est un cinéma qui pense par les sens, qui fait sentir avant de signifier.
Dans chaque silence, chaque souffle, Little Trouble Girls donne à voir la naissance d’une conscience, la passion de Lucija — ni exemplaire, ni héroïque, mais habitée. Un premier long-métrage d’une précision et d’une incandescence bienvenues, où la jeunesse cesse d’être un mythe pour redevenir ce qu’elle est : un mystère vécu.
RÉALISATRICE : Urška Djukić
NATIONALITÉS : slovène
GENRE : comédie dramatique
AVEC : Jara Sofija Ostan, Mina Švajger, Saša Tabaković
DURÉE : 1h29
DISTRIBUTEUR : ASC Distribution
SORTIE LE 11 mars 2026


