Olivier Assayas occupe une place à part dans le cinéma français. Il est considéré comme l’un de nos plus grands cinéastes contemporains, avec une poignée d’autres (Kechiche, Audiard, Dumont, Desplechin, Carax, etc.) mais il n’a connu ni la consécration cannoise (au mieux un Prix de la mise en scène pour Personal Shopper) ni le triomphe des César (au mieux quelques nominations pour Sils Maria). Du côté de l’histoire, il pâtit d’appartenir à une génération transitoire, dont il est quasiment le seul représentant avec Leos Carax, située entre le groupe des cinéastes post-Cahiers (Garrel, Eustache, Téchiné, Doillon) et la mouvance suivante (Desplechin, Ferran). D’un point de vue géographique, il est également difficile de situer Olivier Assayas, capable de réaliser des oeuvres très franco-françaises (L’Heure d’été, Les Destinées sentimentales), des coproductions européennes ou internationales (Demonlover, Sils Maria, Personal Shopper), de se retrouver en Amérique du Sud (Cuban Network, Carlos) ou en Asie (Boarding gate), don d’ubiquité qu’il partage avec Claire Denis. De cette instabilité, de cette imprévisibilité, Olivier Assayas tire le plus souvent sa force. Avec Irma Vep, série franco-américaine produite par A24 et HBO, diffusée sur OCS, il revient étonnamment au plus haut niveau, jetant des passerelles entre Hollywood et le cinéma d’auteur français, entre le passé (Les Vampires de Feuillade) et le futur (les films de super-héros dominés par le numérique), entre son amour du cinéma et sa passion du développement feuilletonnesque.
Mira est une star de cinéma désabusée à la fois par sa carrière et sa rupture récente. Elle arrive en France pour incarner Irma Vep dans un remake du classique français du film muet, « Les Vampires ». Au fur et à mesure du tournage, Mira réalise que les frontières entre elle-même et le personnage qu’elle joue commencent à s’estomper et à fusionner.
Avec Irma Vep, Assayas revient étonnamment au plus haut niveau, jetant des passerelles entre Hollywood et le cinéma d’auteur français, entre le passé (Les Vampires de Feuillade) et le futur (les films de super-héros dominés par le numérique), entre son amour du cinéma et sa passion du développement feuilletonnesque.
Rappelons qu’au départ, Irma Vep, après être le nom du personnage mythique des Vampires (dont il est l’anagramme), est aussi un film tourné par Olivier Assayas il y a 26 ans, qui a représenté le véritable début de son oeuvre, avec L’Eau froide. Des films à budget réduit, aux sujets intimes et volontairement restreints, qui ont permis à Assayas de se recentrer et d’identifier la source de son désir de cinéma. Un quart de siècle plus tard, Assayas effectue ce même retour salvateur aux sources, sous forme cette-ci de bilan de toutes les potentialités de son cinéma. En 1996, Irma Vep avait laissé Assayas légèrement insatisfait car la thématique du film dans le film, le personnage intrigant de star asiatique, interprété par Maggie Cheung, celui de cinéaste démodé et possédant une vision, René Vidal (Jean-Pierre Léaud, dans sa période de rôles de cinéastes, cf. Le Pornographe de Bonello), méritaient de bien plus amples développements. Assayas, ne sachant comment conclure, terminait son film sur Maggie arpentant les toits dans le costume d’Irma Vep, la pellicule étant triturée comme dans les films expérimentaux de Norman McLaren ou Stan Brakhage.
Assayas a sans doute signé via Irma Vep l’un de ses meilleurs films depuis Sils Maria, une belle oeuvre récapitulative, à la fois profonde et ludique.
Quelques 25 ans plus tard, Maggie (Cheung), la vedette asiatique, est devenue Mira, anagramme d’Irma (excellente Alicia Vikander rarement vue aussi naturelle et séduisante qu’ici, cf. cette manière incroyablement féline et décomplexée de se mouvoir et de danser), star hollywoodienne. Son rougissement impromptu face à l’homosexualité de Zoé la costumière (Nathalie Richard passant le relais à Jeanne Balibar) s’est métamorphosé, autres temps, autres moeurs, en bisexualité ouvertement assumée. Jean-Pierre Léaud, acteur-phare de la Nouvelle Vague, cède la place à l’acteur qui occupe aujourd’hui une place centrale dans le cinéma français contemporain, Vincent Macaigne (exceptionnel, oscillant de manière bipolaire entre enthousiasme et dépression). Ce dernier ne se prive d’ailleurs pas, contrairement à Léaud qui se parodiait surtout lui-même, d’imiter affectueusement Olivier Assayas, en contrefaisant son timbre haut perché et ses mouvements de mains intempestifs. Cette fois-ci, Assayas n’hésite pas à basculer dans le fantastique : Irma-Mira traverse les murs, s’infiltre, invisible, dans les chambres d’hôtel et vole des bijoux. Irma Vep devient une sorte d’hôte, un peu à la manière des androïdes de Westworld, ou plutôt de virus contaminant qui passe de personne en personne, en quête permanente d’âmes à posséder.
D’un point de vue dramatique, Irma Vep, la série, est surtout un méta-film de huit heures qui fonctionne en mélangeant les différents types de discours sur le cinéma (à chaque échelon créatif, des producteurs à l’équipe technique, en passant par les comédiens) et les textures distinctes d’image (le tournage de la série, les extraits des Vampires de Feuillade et les souvenirs de Musidora, l’interprète initiale d’Irma Vep), et permettant à Assayas de jouer sur une palette multiple de tons, de registres et de genres. La série lui permet d’aborder quantité de thèmes en résonance avec l’actualité du cinéma : le coordonnateur d’intimité (épisode 1), le cinéma versus les plateformes (épisode 3), les scènes de viol considérées du point de vue de #MeToo (épisode 5), la croyance en l’invisible (épisodes 6 et 7), le cinéma, magie noire et art de vie rock n’roll via l’hilarant personnage de Lars Eidinger (épisode 7). A chaque fois, Assayas présente des opinions mais ne tranche pas entre les différentes options, laissant le spectateur réfléchir sur ces thématiques. Pour Assayas, le cinéma est surtout un portail d’accès vers un monde spirituel, comme Mira l’énonce, ce qui représente une assez haute conception de l’art cinématographique. On notera que, en plus de traiter de cinéma, Irma Vep la série permet à Assayas d’évoquer de manière ludique des thèmes déjà présents dans certains films comme la relation actrice-assistante (Sils Maria, Personal Shopper) à travers le beau personnage de Regina (Devon Ross, la révélation de la série), le sado-masochisme (Boarding gate) ou la communion avec les esprits (Personal Shopper).
Depuis quelques films intéressants mais quelque peu anecdotiques par rapport au reste de son oeuvre, (Cuban Network et surtout Doubles vies sur l’omniprésence du numérique), on avait l’impression d’avoir légèrement perdu Olivier Assayas, Or il parvient à réintégrer ces films sous-estimés au sein de son oeuvre, en lien avec Irma Vep, en réutilisant certains acteurs, Adria Arjona (Cuban Network) et surtout le formidable et hilarant duo, le couple issu de Doubles vies, Vincent Macaigne et Nora Hamzawi, Assayas se permet tout et réussit (presque) tout : évoquer un amour perdu, celui de Maggie Cheung, discourir sur la nature du cinéma en butte aux films de super-héros, montrer la réalité d’un tournage, sans sombrer dans la glorification béate ou le dénigrement stérile, faire apparaître dans le dernier épisode, Kristen Stewart, etc. Assayas a déclaré qu’il voulait montrer dans cette oeuvre tout ce qui lui faisait aimer profondément le cinéma. Ce faisant, il a sans doute signé via Irma Vep l’un de ses meilleurs films depuis Sils Maria, une belle oeuvre récapitulative, à la fois profonde et ludique. Paradoxalement, il aura fallu les circonvolutions d’une série pour que Olivier Assayas fasse enfin sa déclaration d’amour au cinéma.
RÉALISATEUR : Olivier Assayas NATIONALITÉ : franco-américaine AVEC : Alicia Vikander, Vincent Macaigne, Nora Hamzawi, Vincent Lacoste, Jeanne Balibar, Lars Eidinger GENRE : Comédie, drame, thriller DURÉE : huit épisodes d'une heure DISTRIBUTEUR : HBO/OCS SORTIE LE 5 juin 2022 – 25 juillet 2022